Suite italienne
fillette encore, assise très droite sur un escabeau d’ébène recouvert de velours pourpre, posait pour un sculpteur, mais posait sans joie aucune. C’était tellement ennuyeux de rester ainsi immobile ! Son corps lui semblait empli de fourmis et il avait fallu toute l’autorité de la duchesse sa mère pour que la jeune Béatrice d’Este consentît à cette corvée, obligatoire puisque le buste que l’on exécutait était destiné à un homme sur le point de demander sa main.
Cela, d’ailleurs, n’arrangeait rien. Béatrice n’avait aucune envie de se marier. Elle aimait la vie libre, les chevaux, la chasse, les courses folles à travers la campagne et aussi tout ce qui composait la vie d’une princesse de la Renaissance : l’étude des sciences, les arts, la peinture, la musique, la danse (dont elle raffolait). Où voulez-vous caser un mari dans tout cela ?
La mauvaise humeur de la jeune fille ne faisait pas davantage l’affaire du sculpteur, un maître cependant, le célèbre Cristoforo Romano, envoyé de Milan par le duc de Bari, oncle du duc régnant. Ou bien la jeune princesse bougeait trop ou bien elle se figeait avec une raideur désespérante, empêchant ainsi l’artiste de rendre fidèlement ce qui faisait son plus grand charme : cette extraordinaire vitalité qui émanait d’elle, cette joie de vivre, ce charme qu’irradiait toute sa personne. Le marbre ne reflétait que ses traits : ceux d’une gamine aux joues rondes, aux lèvres fortes et au petit nez pointu avec des épaules étroites et une poitrine plate. Une seule chose demeurait : l’étonnante majesté naturelle de cette enfant capable d’en imposer aux hommes les plus assurés.
Mais Cristoforo se tourmentait. Monseigneur Ludovic, dont le goût pour les jolies femmes était célèbre, n’apprécierait guère en cette petite princesse que l’alliance, haute et profitable. Et il avait hâte d’en finir : le silence obstiné que gardait cette petite fille au regard accusateur était extrêmement pénible.
Soudain, elle parla, mais d’un ton si pointu que Cristoforo n’en fut pas autrement réconforté.
— Quel âge a mon futur époux ? demanda-t-elle brusquement.
— Euh !… trente-sept ans, Madona. Mais il est un fort bel homme, très séduisant, très galant, très…
— Il est vieux ! coupa Béatrice. J’espère bien que mon buste ne lui plaira pas.
Elle n’ajouta plus un mot. Cristoforo essuya la sueur qui coulait de son front à sa manche de velours et, avec un soupir, se remit au travail. Achever ce calvaire au plus vite et rentrer à Milan de toute la vitesse de son cheval…
C’étaient l’ambition et la nécessité politique qui avaient conduit Ludovic Sforza, surnommé le More, à cause à la fois de sa peau un peu brune et de ses armoiries qui représentaient un mûrier ( moro ), à demander la main de Béatrice d’Este. Sa situation avait grand besoin d’être renforcée s’il voulait atteindre un jour cet objectif que toute sa vie il s’était fixé : monter sur le trône de Milan, régner enfin, lui, le dernier des fils du grand Francesco Sforza.
Après la mort de son frère, Galeas, assassiné à Milan en 1476, il s’était associé pour la régence à sa belle-sœur Bona de Savoie, sœur de la reine de France {10} , mais il voulait le pouvoir avec trop d’âpreté pour qu’une femme fût longtemps gênante. Une histoire d’amour lui avait permis d’éliminer la trop peu méfiante Bona et depuis, il avait exercé seul la régence durant la minorité de son neveu, le jeune duc Jean-Galeas, de santé faible et d’esprit infiniment moins robuste et moins retors que son superbe oncle. Car, avec son visage brun aux yeux vifs, au grand nez majestueux, avec sa haute taille et sa fière prestance, c’était un bel homme que Ludovic, et son charme agissait autant sur les Milanaises que sa poigne sur leurs époux.
Les choses auraient pu durer ainsi encore longtemps mais en janvier 1489, le jeune Jean-Galeas épousait Isabelle d’Aragon, petite-fille du roi de Naples. C’était une jolie fille, longue et souple, au visage de chat sous de magnifiques cheveux blond foncé, aux yeux graves qui eussent peut-être séduit le duc de Bari. Mais quand ces yeux-là rencontrèrent les siens, le régent eut la sensation pénible que cette jeune fille ne serait jamais son amie. Elle était d’emblée, et il le sentit parfaitement, son ennemie. Il la devinait avide de pouvoir,
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