Sur la scène comme au ciel
à
mastiquer, cuisiner, mettre la table, faire la vaisselle, digérer, tout passe
par le tube : l’an 2000. On n’a même pas à choisir son menu. Quand les
enfants étaient là, ce qui m’angoissait le plus, c’était, deux fois par jour,
qu’est-ce que je vais bien leur faire à manger. Hop, un souci de moins. Bon
débarras.
D’ordinaire, une agonie n’annonce rien de bon. Il n’y a pas
de miracle. Ce n’est pas comme le coma, d’où parfois on parvient à s’extraire
après des années de vie végétative. D’une agonie, on ne revient pas. L’agonie
ne connaît qu’une issue, fatale. Si bien qu’à la fin du récit, comme prévu,
comme attendu, la mère meurt, mais les heures qui ont précédé, les heures
terribles, vérifiez, elles n’y sont pas, ou si peu. Il me semblait que,
raconter cette agonie, c’eût été lui donner trop d’importance, qu’on n’aurait
retenu que cela, comme si sa vie s’était résumée à ce lit de souffrance,
gommant tout le reste, son enfance, sa rencontre avec le grand Joseph, ce
lendemain de Noël tragique, sa descente au tombeau en compagnie de l’époux,
puis, après les dix années de lente remontée à la lumière, sa résurrection. Car
son triomphe est là. Sa victoire sur les forces des ténèbres. Alors ses
derniers moments, inutile, le lot commun, et qui ne nous apprennent rien sur
elle, sinon sur la phénoménale résistance des organismes. D’autant que ces
images de la fin, tyranniques, obsédantes, du corps livide, décharné, avaient
fini par recouvrir toutes les autres, glorieuses, de la petite dame
trottinante, de son verbe incessant et de l’éclat moqueur de son rire, par
occulter, ces quelques semaines d’agonie, toute une vie. Sans doute pourquoi,
en lieu et place de ces heures ultimes, ponctuant le récit, l’évocation de son
grand rire et sa façon singulière d’éplucher une laitue, en élaguant sans
ménagement les feuilles pour n’en garder que le cœur blanc.
Je sais. On n’est pas des lapins. Je l’ai peut-être
dit sur le ton de la plaisanterie. Mais il oublie de préciser que c’est à leur
demande que j’enlevais les parties vertes, de même que je filtrais tous les
matins leur lait avec une passette, quand ils étaient enfants, parce qu’ils se
plaignaient des morceaux de peaux en suspension dans leur bol du petit
déjeuner. Qu’est-ce que je n’aurai pas fait pour eux. Comme de décortiquer pour
chacun des trois de petites crevettes, couleur de terre cuite, qu’on appelle
ici dans l’Ouest des boucauds, ce qui constitue un exercice délicat quand on ne
se contente pas d’enlever la tête et d’avaler le reste comme le font les
sauvages, mais en ne gardant que la chair rose délicatement extraite en deux
manipulations de sa fine carapace, que je disposais sur une bouchée de pain préalablement
beurrée, tandis qu’ils attendaient à tour de rôle d’être servis, comme des
oisillons à l’heure de la becquée. Or il faut beaucoup de boucauds pour être
rassasié. Et le jour des galettes, le vendredi, le jour maigre, qu’on était
bien forcé de respecter autrefois, où je demeurais tout le repas debout devant
la gazinière à soulever de la main gauche la lourde galettoire de fonte noire
que j’inclinais dans tous les sens afin d’y étaler uniformément la pâte qui
tombait lentement de la louche tenue de l’autre main, alors que dans mon dos
ils se chamaillaient pour savoir à qui reviendrait la galette suivante, sans se
soucier de mon tour qui n’arrivait qu’une fois qu’ils étaient repus. Et puis
leurs vêtements préparés la veille au soir, déposés sur une chaise ou à cheval
sur le bois de lit, qu’ils ne leur restaient plus qu’à enfiler le matin, sans
même se donner la peine d’ouvrir les yeux, tant l’ordre de l’habillement était
respecté, sous-vêtement dessus la pile, chandail en dessous, mais là, je
reconnais, il en a parlé.
Je l’ai suffisamment accusé de n’avoir pas dit les choses
comme elles se sont réellement passées pour ne pas témoigner en son sens
lorsqu’il dit juste et qu’on semble remettre en cause, sous couvert de vérité
historique, sa version des fait, en l’occurrence mon emploi du temps de
l’après-midi du 16 septembre 1943 à Nantes où il s’en est fallu de peu que l’on
me compte parmi le millier de victimes des bombardements aveugles qui rasèrent
le centre-ville, et, sans mon cousin Marc qui m’accompagnait au cinéma,
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