Sur la scène comme au ciel
la mort. Le contrat initial, qui annonçait
une loi des séries, est respecté : nous avons bien nos trois
disparus : le grand-père, la tante Marie et Joseph. Il sera toujours temps
de revenir à l’original, au prochain numéro.
J’avoue que ce fut un mauvais moment à passer. Pas le
dernier : celui-là, on ne le sent pas. Quand il passe, la conscience qui
nous permettrait de l’enregistrer subitement nous fait défaut. C’est comme
l’instant clé du sommeil. Pas le temps de se dire ça y est je dors que déjà
vous dormez. Non, le plus dur, ce furent les heures qui ont précédé. Je n’ai
pas de conseil à donner à quiconque, mais, si vous avez la possibilité de
mourir dans votre fauteuil à quatre-vingts ans après avoir jardiné une partie
de l’après-midi, trouvé un mot de huit lettres au jeu télévisé, avalé du bout
des lèvres une tisane et déclaré en déposant la tasse sans trembler au centre
de sa soucoupe, maintenant je vais somnoler un peu, et pouf, on croit que vous
êtes endormi, n’hésitez pas, soyez preneur. Car vraiment l’hôpital avec ses
tuyaux, thermomètres, examens, analyses, radiographies, piqûres, gélules,
conciliabules, caravane de chariots dans les couloirs et visite guidée pour les
blouses blanches, ce serait à refaire, ça vaudrait la peine de se poser la
question. Quand un dignitaire inspiré, stéthoscope en guise de cravate, vous
demande, alors que vous êtes à l’article de la mort, comment vous sentez-vous,
ce matin, sans même se donner la peine d’écouter la réponse, tout en jetant un
œil distrait sur la feuille de soins accrochée au pied du lit, vous avez le
clair sentiment d’être un pot de yaourt dont on vérifie sur le couvercle la
date limite. Heureusement, il y avait les jeunes filles, en blouses bleues,
qui, en dépit des tâches ingrates qu’on leur confiait, faisaient preuve de
beaucoup de patience et de douceur.
Avec la jeunesse, je me suis toujours bien entendue. Surtout
avec la jeunesse laborieuse, celle qui ne rechigne pas à se donner de la peine.
C’est grâce à tous ces petits couples qui me faisaient confiance et que
j’aidais à composer leur liste de mariage que j’ai tenu si longtemps mon
commerce. Sinon, les vieux, au magasin, c’était un concert de plaintes :
les verres qui se cassent, les assiettes pas assez creuses pour la soupe, les
pensions trop maigres, les mouvements qu’on n’arrive plus à faire, la ceinture
de sécurité, le ticket modérateur, les étrangers, le temps qui n’est plus comme
avant et les jeunes qui ne savent plus s’amuser. Car bien sûr, eux, ils
savent : thés dansants, soirées-loto, moissons à l’ancienne, visite de la
criée avec départ en car à trois heures du matin, conférence sur la manière
d’enseigner le macramé à ses petits-enfants. Dépêchez-vous de prendre votre
retraite, me serinaient-ils, on vous réserve une place. Entendu, comptez sur
moi. Dès que j’ai pu, je me suis éclipsée. Officiellement, la cessation de mon
commerce était prévue pour le 30 juin. Je suis morte le 25. J’espère n’avoir
pas fait attendre le car pour la criée. Mais, la preuve que je n’invente rien,
aussitôt qu’elles, les jeunes filles, avaient un moment de libre entre deux soins,
elles venaient discuter avec moi, se confier, me demander conseil. Elles
avaient repéré que je ne les dérangeais pas pour un oui ou pour un non, trop
chaud ou pas assez, remonter l’oreiller, baisser le store, et le somnifère qui
m’empêche de dormir, quand d’autres, et de bien moins atteints, avaient le
doigt crispé sur la sonnette, au point qu’ils oubliaient, le temps qu’elles
arrivent, ce qui n’allait pas. Depuis la mort de mon mari, j’avais appris à me
débrouiller seule, à ne rien demander. Quand on me voyait transporter mes
colis, on s’étonnait que je refuse de l’aide, comme si on me suspectait d’être
âpre au gain et de ne pas vouloir partager. Je répondais qu’il m’était bien
plus pénible d’avoir à expliquer le travail quand le temps que l’autre comprenne
j’en avais déjà terminé. Alors à quoi bon. Et puis c’était ma manière d’être
libre. Ce qui exaspère toujours, cette manifestation d’indépendance. Là, si
j’appelais, c’est que ma voisine était tombée de son lit ou que le flacon
suspendu à la potence était sur le point de se vider. Cette perfusion, c’était
mon plateau-repas, ma cantine. Ce qui m’allait très bien : plus
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