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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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qui
m’avaient connue jeune fille, je n’ai permis à personne d’en user. De même que
je ne tutoyais que les enfants. Vous pour tout le monde. Et tante
Annick traduisait bien cette relation affectueuse et distante. Pour mes
enfants, c’était, en conclusion d’une carte d’anniversaire, par exemple, que je
ne manquais pas de leur envoyer : votre maman qui très fort vous
embrasse, et cette inversion, quand d’ordinaire il est plutôt habituel
d’écrire je vous embrasse très fort, je ne sais pourquoi, elle me venait
spontanément sous la plume. Peut-être est-ce un signe de cette fantaisie
intérieure que je ne parvenais pas à comprimer tout à fait, et qui se
manifestait par de micro-anomalies dans le cours ordonné de ma vie, comme ce
culbuté d’une phrase terminale, de même qu’un acteur comique dans un rôle
sérieux, sitôt la scène coupée, exécute un petit pas de danse facétieux. Ou
peut-être fallait-il voir dans cette figure de style un précipité littéraire
qui ne serait pas tombé dans l’oreille d’un sourd. Du coup, je m’étonne moins.
Non que je prétende à présent que son talent d’écriture soit le mien, car je me
suis longtemps demandé d’où ça pouvait venir, cette histoire, mais par très
fort je vous embrasse je parviens mieux à saisir l’origine d’un mouvement,
cette force qui pousse à retourner des phrases comme on retourne des chemises,
pour qu’elles durent plus longtemps, qu’elles paraissent comme neuves, au lieu
que je vous embrasse très fort , on signe et on n’attend même pas de
réponse.
    Curieusement, c’est par intermédiaire qu’on communiquait le
mieux. Sur la fin, il me faisait passer des messages par la presse. Par
exemple, cet entretien qu’il avait donné dans le journal des Veuves où
il racontait sans manière ce qu’avait représenté pour lui la perte très jeune
de son père, et qui m’a bien plus touché que ses livres.
     
     
     
    Ce manque de naturel, elle me l’a assez reproché.
L’embrassant une dernière fois, j’aurais voulu résoudre d’un mot tous ces
malentendus entre nous. Je lui ai dit que je l’aimais. Je crois que le
sentiment était juste, mais la formulation laissait à désirer, ou plutôt le
ton. C’était peut-être tout simplement mal joué, et donc elle risquait de ne
pas y croire. On ne peut pas dire non plus qu’à son exemple j’étais à bonne
école. Quand elle voulait manifester une émotion sur commande, elle avait
tendance à en faire trop. Ce qui n’implique pas qu’elle feignait. Mais la
crainte sans doute de ne pas suffisamment se faire comprendre, voire qu’on la
soupçonne d’une absence de sensibilité. Lorsqu’elle a demandé : Vous me
sortirez de là, docteur, c’était toujours elle, ce regard implorant qui
s’efforce malgré tout de sourire. A force de ne jamais se plaindre, comme on ne
faisait pas cas de ses tourments, elle quémandait de temps en temps,
maladroitement, un peu de compassion. Considérant l’énorme différentiel entre
ses tourments et ce qu’elle en laissait voir, sans doute estimait-elle à
certains moments y avoir droit, que ce n’était vraiment pas du luxe. A raison.
On ne plaint que les plaignants. Faire montre d’une absolue discrétion, c’est
se condamner à mourir seul. Et, de fait, elle a profité de notre absence
momentanée pour nous épargner d’avoir à recueillir son dernier souffle. La
connaissant, nous sommes convaincus que de sa part ce fut délibéré.
     
     
     
    C’était le bon moment pour mourir. J’avais au cours de ces
trente-trois ans de solitude pris l’habitude de me soustraire au regard des
autres. Personne n’a été témoin de ces milliers de soirées où je n’avais pour
compagnie que les voix du téléviseur tandis que je tenais ma comptabilité au
bout de la table de la cuisine. Personne ne sait si je ne les passais pas à
essuyer mes larmes entre deux colonnes de chiffres. Personne n’a été le
confident de mes rêveries, car croyez-vous qu’elles s’arrêtent avec la
disparition de l’époux ? Personne ne peut dire mes moments de
découragement, de colère rentrée, d’abandon, où je sentais si bien l’absurde de
ma condition qu’il n’y avait que la pensée de mes enfants pour me pousser à
continuer. En fait, si, j’ai eu des témoins. Consécutivement deux chiens et un
chat. Je me rappelle que Pyrex, le petit ratier noir et blanc qu’avait ramené
de je ne sais où mon mari, comme après sa

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