Sur la scène comme au ciel
entretien, que j’ai élevé seule mes trois enfants, ce qui
d’ordinaire ne fait pas une mauvaise mère, c’est cela que vous emporterez de
moi. Nous en resterons là. J’ai vécu ma vie, et croyez que j’ai fait de mon
mieux. Mes désirs secrets vous seront à jamais inconnus. Adieu, mes petits
enfants, je ne suis plus de ce monde, très fort je vous embrasse. Votre maman
qui vous aime.
Après commence quand, poussant la porte de sa chambre,
vous êtes frappés par le silence qui y règne au lieu que quelques instants plus
tôt elle résonnait du râle effrayant de la mourante, rauque, rapide au point
qu’il était impossible de calquer votre respiration sur la sienne. Après, vous
entendez votre sœur, face à ce grand silence, au corps immobile qui a déjà sur
les lèvres le rictus moqueur des cadavres, pas si éloigné de celui qu’on lui
connaissait, annoncer stupéfaite : elle est morte, comme si nous nous
étions habitués à cette agonie et qu’elle ne devait jamais finir, comme si
cette présence minimum nous était devenue acceptable, familière et qu’il n’y
avait aucune raison devant notre peu d’exigence qu’on nous l’enlève. Et nous
comprenons que notre mère défunte a profité de notre absence momentanée pour
nous épargner ce dernier souffle. Mais c’est normal, jusqu’au bout c’est bien
elle : surtout ne vous dérangez pas pour moi, mes petits enfants.
II
De ce moment, la préparation du rituel, les formalités
administratives, l’annonce du décès, laissent peu de temps au chagrin. Dès le
lendemain vous défilez dans une étrange galerie qui expose une litanie de
cercueils, présentés à plat sur des tréteaux ou inclinés, en appui contre le
mur. Entre fous rires et larmes contenus, vous vous appliquez à paraître
attentifs à l’argumentaire du vendeur, recueilli, tenu malgré tout de faire l’article,
de recommander celui-ci plutôt que celui-là, qui est très bien aussi, oui, plus
sobre, et garanti pur chêne, conscient des circonstances qui l’empêchent de se
coucher dans l’un d’eux, capitonné de satin violet, pour en vanter le confort,
ou d’en agripper un autre par les poignées en laiton en expliquant qu’elles
supporteraient un cadavre de trois cents kilos. Puis, c’est la visite au
responsable de la paroisse afin de régler certains points de la cérémonie
funéraire, lequel nous reçut dans son presbytère qui n’était plus celui que
nous avions connu avec son jardin de curé, ses ballets de vicaires en soutane,
ses planchers encaustiqués par des bonnes dévouées, mais une maison moderne,
déserte, comme on en voit dans les lotissements, avec une baie vitrée ouvrant
sur rien et un pan de toit en ardoise descendant jusqu’au sol pour se
distinguer de sa voisine. Nous apportions avec nous le souhait de notre
disparue, un des rares que nous l’ayons jamais entendu formuler au cours de sa
vie, avec le voyage en Corse qu’elle ne fit pas, et que nous exposâmes
d’emblée : pour sa messe d’enterrement elle ne voulait pas de ces
prêchi-prêcha qui l’indisposaient, qu’elle jugeait faux et qui avaient
certainement contribué à nourrir son scepticisme, mais uniquement de la musique,
bien plus apte selon elle à la méditation, rien d’autre, pas un mot, que le
prêtre s’arrange pour marmonner sa messe de son côté, et qu’il n’interrompe pas
par une sollicitation à se lever, prier, chanter, répondre, cette torpeur
triste au milieu des voix célestes, ce que, ce désir, nous présentâmes
diplomatiquement, en y mettant les formes, pour ne pas peiner l’homme du Verbe.
Or ce vœu-là, le plus élémentaire, on ne nous permettait pas de l’exaucer,
n’entrant pas dans le service à la carte qu’on nous tendait comme le menu du
jour, éclectique, baroque, pour tous les goûts, tous les degrés de foi, de la
plus grande à la moins assurée, où l’on nous donnait à choisir dans un cahier
de textes entre saint Jean de la Croix, Péguy, Déroulède, Franck Sinatra et une
petite sœur martyre du Rwanda, et si vous voulez bien donner à l’officiant
quelques renseignements sur la disparue il les glissera dans son homélie. Puis
le même nous apprenait que son ministère surchargé, car il était responsable de
trois douzaines de paroisses alentour, s’arrêtait désormais à la porte de
l’église, que de là nous serions seuls pour l’adieu à notre mère, sans un mot
de consolation au moment de
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