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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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l’escamotage final et de la descente dans la fosse,
ce qui revenait à laisser un mort livré à lui-même, qui n’est pas plus apte à
se débrouiller qu’un petit enfant, ce qui ailleurs relèverait de non-assistance
à personne en danger. Et pas seulement le mort, les endeuillés, lesquels après
avoir attendu en rang d’oignons et jeté une poignée de terre sur le cercueil
s’éloigneraient en silence, la tête basse, en traînant les pieds sur le
gravier, attendant d’avoir franchi la porte du cimetière pour se regrouper et
évoquer la disparue. Or ceux-là ne demandent pas à croire au père Noël, ils
n’exigent pas de mettre les doigts dans les plaies, encore moins une assurance
sur l’au-delà. Dites seulement une parole qui ne se referme pas sur le vide
absolu, qui laisse une chance minuscule, et pas même à l’espérance, simplement
à une intuition poétique, tortueuse, intrigante, comme, par exemple, de
sorte que l’idée que Bergotte n’était pas mort à jamais est sans
invraisemblance.
    Il nous semblait que cette sortie par la petite porte était
injuste pour elle, quand nous aurions aimé une haie d’honneur le long de sa via dolorosa, comme sur le parvis de l’église quand les amis chasseurs du
marié font une tonnelle de cors de chasse au-dessus des jeunes époux, ou,
footballeurs, de ballons, et pour notre commerçante c’eût été un long sas de
porcelaine et de cristal composé par la myriade de ceux qui avaient déposé chez
elle une liste de mariage. D’où, par défaut, l’idée d’écrire une brève apologie
de notre vaillante, un tunnel de vent, peut-être, mais que ça ne se passe pas
comme ça, à la sauvette, avec l’intention d’en faire la lecture devant ceux qui
n’ayant pu se détacher de leur vieille compagne, attendant d’elle un ultime
conseil pour un cadeau de toute dernière minute, l’auraient suivie dans sa
lente et silencieuse traversée du bourg jusqu’à l’enclos du cimetière, un
chemin familier pour elle, qu’elle avait emprunté chaque dimanche après-midi
pendant trente-trois ans.
    Pour la retrouver au meilleur de sa forme, il n’y avait pas
à chercher loin, il suffisait de la remettre dans son magasin, celui-là même
qui avait été le théâtre de ses opérations glorieuses, aux commandes duquel
elle avait résisté aux divisions fracassantes de la grande distribution qui se
vantent, sur d’immenses panneaux braillards à la sortie des villes, d’écraser,
de laminer, de matraquer, de bombarder, comme s’il s’agissait d’une nouvelle
croisade exterminatrice, d’une guerre sainte contre les prix, se parant de
vertus chevaleresques au nom de la défense des bourses opprimées, sortes de
preux vandales offrant à la pauvreté les dividendes d’une misère plus grande,
hordes déferlantes derrière lesquelles notre mère défendait, armée de sa
gentillesse et de son rire moqueur, son carré d’herbe tendre, car c’est le plus
bel hommage à lui rendre, celui auquel elle tenait, et moins pour ses exploits
de commerçante obstinée que pour tout cet amour qu’elle avait donné au cours de
ses trente-trois années de présence ininterrompue, lorsque, les bras encombrés
de cartons trois fois plus volumineux qu’elle, elle trouvait la ressource d’un
bon mot à l’adresse de celui qui venait de pousser la porte et s’étonnait de ce
concentré de vigueur en une aussi petite femme. Cher Monsieur, je passe de
temps à autre à Campbon, et à chaque fois j’éprouve une certaine nostalgie
devant le magasin, définitivement fermé. C’était un tel plaisir d’entrer,
d’être accueilli par un sourire, un mot gentil, de fouiner dans cette caverne
d’Ali Baba. Votre maman était poète à sa manière. La vente était-elle vraiment
le but de sa démarche ? De plus, elle ne manquait pas d’humour. Je la revois
agenouillée près d’un carton qu’elle ouvrait, et me disant avec malice :
« Vous savez, je suis plus souvent à genoux ici qu’en face », en me
montrant l’église. Elle s’inquiétait de la santé d’une sœur malade, de ma mère
âgée, s’indignait du coût de certains articles, des salaires anormalement bas
de ceux qui les fabriquaient. Tous ces souvenirs reviennent pêle-mêle. Bien
d’autres personnes qui fréquentaient le magasin de votre maman témoigneraient
dans mon sens, tant il est vrai qu’il s’établissait avec elle un rapport plus
chaleureux que commercial.
    Ses fidèles étaient réunis

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