Sur la scène comme au ciel
mort j’étais assise seule à pleurer
sur une chaise dans un coin de la cuisine, est venu en gémissant poser ses deux
pattes avant sur mes genoux, en grattant jusqu’à ce qu’il obtienne que je lève
les yeux sur lui et que je le gratifie d’une pauvre caresse sur le haut du
crâne. Et son successeur, mon brave Platon, si laid avec ses poils rêches de
sanglier, gueulard et se prenant pour un dur, toujours par monts et par vaux
dès qu’une chienne semblait espérer ses bons offices, capable d’attendre des
heures derrière une barrière, patience qui lui permettait de venir à bout de
ses concurrents et d’obtenir les faveurs de la promise, mais qui, lui, ne
supportait pas que je m’absente un instant, ne serait-ce que pour faire une
course. Et mon petit chaton qui vécut ma maladie comme une aubaine, sitôt que
je me suis alitée, passant la totalité de son temps roulé en boule sur une
serviette que je lui installais à mes pieds pour ne pas endommager le
couvre-lit en piqué. Ils ont été mes interlocuteurs secrets au cours de ces
trente-trois ans. Mais la conversation était forcément limitée qui se ramenait
toujours à : mon pauvre chien, ce que tu peux être sot.
Aux heures de grande solitude, mes pensées allaient vers mes
enfants. Je les imaginais dans ce qu’ils faisaient, là où ils étaient. Je ne
crois pas à toutes ces choses-là comme la tante Marie, mais, quand mon fils se
levait tôt pour vendre ses journaux dans le froid, j’aurais volontiers comme la
petite Thérèse de Lisieux qui marchait percluse de rhumatismes pour un
missionnaire, mis mon réveil à sonner à l’aube et ouvert grand ma fenêtre au
vent d’hiver. Pour qu’ils n’en doutent pas, je leur rapportais des conversations
avec monsieur X ou madame Untel, où j’avais défendu l’idée que, tout ce que
j’ai fait, notamment de survivre, c’est pour mes enfants, que sans eux, je
n’aurais pas trouvé cette énergie-là qui m’a permis de continuer. Je crois
pouvoir dire que, dans la mesure de mes moyens, je ne pouvais pas faire
davantage. Au-delà, c’eût été une autre que moi. Moi, j’étais exactement
celle-là qui attend que ses enfants quittent la chambre pour leur épargner
l’horreur de l’instant de la mort. Ainsi ils ne sauront jamais si mon ultime
manifestation de vie n’a pas été un cri. J’ai donc profité qu’ils aient le dos
tourné pour accélérer le processus de dégradation de l’organisme. Ma tension
s’est effondrée sitôt leur départ, l’infirmière qui est passée après eux a tout
enregistré.
Puis le cœur a ralenti comme un coureur épuisé. J’étais
seule. Le personnel soignant ne repasserait pas avant une heure. Tout est allé
alors très vite, la vie pliée comme on plie bagage, la conscience comme une
pluie de rosée qui s’évapore. De toute manière, on a beau faire, il demeure si
peu. Et ce si peu, qu’est-ce qu’il représente ? Est-ce qu’on s’imagine
qu’une trace de pas dans le sable nous donne la couleur des yeux du
promeneur ? Qu’est-ce qu’elle nous apprend sur ses sentiments au moment où
il longeait le bord de mer ? Envie de prendre l’air ? de
solitude ? de se confier aux éléments ? Que peut-on conclure de ce
moment où il semble s’être arrêté ? Qu’il a suivi du regard l’évolution
d’un voilier ? ou était-ce le vol plané d’une mouette ? ou bien, le
vent fraîchissant, a-t-il déroulé le bas de son pantalon dont il avait au
préalable relevé les jambières pour ne pas risquer de les mouiller ?
Quelqu’un l’appelait-il du fond de la plage ? Est-ce un galet remarquable
qui a attiré son attention, dont il s’est saisi en se penchant et qu’il a roulé
dans sa main ? ou un coquillage ? ou un verre coupant que de crainte
qu’un enfant ne s’y blesse le pied il a lancé au loin dans les vagues ?
Vers qui allait sa rêverie ? Et donc, qu’est-ce que vous savez de
moi ? De ce long fil de pensées déroulé pendant soixante-quatorze
années ? Ce que je vous ai donné à voir. Mais était-ce bien moi ?
Totalement moi ? ou juste une partie de moi ? Vous étiez d’avis que
j’étais aimable, bavarde, consciencieuse, honnête, de bon conseil, rieuse,
compatissante, courageuse, humble, têtue, organisée, brouillonne, que je vous
ai servis de mon mieux, que je me suis mise en quatre pour vous, ne prélevant
dans l’échange que le minimum, de quoi assurer la pérennité de mon affaire et
mon propre
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