Sur la scène comme au ciel
n’avons pas de doute sur l’identité de la belle, ce qui n’est pas un
qualificatif usurpé, car belle, elle l’était, et charmante, et Joseph de fait en
était amoureux. Tout le pays les avait par avance mariés, qui était d’avis
qu’ensemble ils formaient ce qu’on appelle un beau couple. Et c’est de son
officieuse fiancée que Joseph, caché au Tramier, attendait fébrilement les
lettres que lui apportait Dédette, la petite sœur délurée d’Annick, laquelle
Dédette essayait de trouver des mots de consolation quand elle le voyait
attristé de ne pas identifier au premier coup d’œil parmi le courrier la chère
écriture. Mais c’est bien la preuve qu’il n’avait pas cherché à respecter
l’ultime volonté de son père, mort dans ses bras, trois ans plus tôt,
considérant sans doute que cette exigence paternelle dépassait les bornes et
que, s’il faut laisser les morts enterrer les morts, ceux-là en retour n’ont
pas à se mêler des affaires des vivants. Signe qu’il tenait à son amour, qu’il
ne voyait pas de bonne raison, hors l’usure de ses sentiments, de ne pas faire
sa vie avec elle, et que donc les propos du moribond n’engageaient que lui,
même si l’on peut imaginer les tourments du fils passant outre à l’oukase du
disparu, sa crainte que l’ombre du père ne revienne hanter ses nuits et lui
demander les comptes de son apostasie.
Son officieuse fiancée, il l’avait rencontrée au mariage de
son cousin Emile, et peut-être a-t-elle pesé dans son choix à haut risque de
boycotter le STO. S’il est abusif de réduire son évasion de la gare de Savenay
à une escapade amoureuse, il est certain qu’il n’avait pas envie de mettre tout
ce temps et tous ces kilomètres entre elle et lui. Sentiments partagés, car si
nous l’avons vu, lui, notre ami héroïque, désespéré de ne pas recevoir de ses
nouvelles, il faut savoir que de l’autre côté sa belle amie aussi se lamentait.
La guerre ne fut pas tendre pour les amants. Mais on s’étonne de cet acharnement
du père jusque sur son lit d’agonisant. Qu’est-ce qu’elle lui avait fait, sa
présupposée belle-fille ? Redoutait-il qu’en prenant derrière le comptoir
du magasin la suite de sa chère épouse décédée un an plus tôt, elle ne ruine
l’œuvre de sa vie ? Car Pierre n’a pas laissé le souvenir d’un de ces
chefs de famille tyrannisant ses proches. Impulsif sans doute, mais bon cœur.
On se souvient de lui livrant une pile d’assiettes à un épicier de Quilly, un
bourg voisin, quand, à demi déséquilibré par un chien, de rage il lança une de
ses assiettes en sa direction, laquelle plana comme une soucoupe volante avant
de rebondir sur le dos de l’animal et de ricocher sans dommage sur la chaussée.
Et que fit le négociant en gros et demi-gros ? Sans se démonter, il ramassa
l’assiette intacte et commenta sobrement à l’intention de l’enfant qui avait
assisté à la scène : c’est du solide, ma vaisselle, hein, petit ? avant de lui demander un coup de main, contre lequel il lui offrit une
statuette en céramique de saint Joseph qu’un demi siècle plus tard le petit
garçon plus tout jeune avait toujours sur sa commode. Autre exemple qui ne
dénote pas le caractère d’un despote : quand il allait rendre visite à son
fils retenu le dimanche, à l’Abbaye de Notre-Dame, à Chantenay, c’est lui qui
faisait un esclandre, s’indignant auprès de la direction des sanctions qu’on
infligeait au collégien et qui les empêchaient de se voir ailleurs qu’au
parloir, quand il eût pu reprocher à son fils son indiscipline et approuver ses
maîtres pour leur fermeté. D’où l’on s’étonne de cette exigence ultime de
l’agonisant. Où était-ce pour complaire à cette femme qui tenait la maison
après la mort de son épouse et détestait cette belle fille pleine de vie ?
De toute manière, plus efficace que les injonctions du père et la haine de la
marâtre, c’est en quelque sorte son négatif, c’est-à-dire la petite Annick, qui
l’a emporté.
IV
Mais à présent nous y sommes. Car, c’était cela, d’abord, la
nouveauté de la mort, ce 25 juin 1996, sur les coups de neuf heures du soir,
dans une chambre nue du centre hospitalier de Nantes : après trente-trois
ans de séparation, la petite Annick retrouvait son grand Joseph. On avait perdu
l’habitude de les imaginer ensemble, cela remontait à si loin qu’il fallait
tomber sur une photo
Weitere Kostenlose Bücher