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Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
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eau, qu’il nous avait emmenés
visiter, souvenir d’un haut bâtiment de trois étages en bordure d’une rivière,
comme celui de Charleville sur la Meuse en face de la maison de Rimbaud, avec
des planchers à claire-voie qui donnaient le vertige, mais rasé maintenant,
remplacé par un petit immeuble coquet à deux étages, plein de bonnes
intentions, c’est-à-dire qui s’applique par de petits balcons ouvragés et la
modestie de ses ambitions à faire oublier les barres de béton, et même le cours
d’eau qui poussait les pales de la grande roue a été en partie comblé, ou
détourné, et enfin cet espoir, comme le bout du tunnel, de travailler avec un
fidèle ami angevin, et cette perspective plus ou moins proche d’un retour au
pays à la direction de ce que nous appelions l’hôpital, qui recueillait
quelques simples et des vieillards souvent alcooliques, mais dont nous tirions
fierté car c’était la seule construction moderne de la commune, au point
qu’elle illustre une carte postale vantant les mérites de Campbon, un bâtiment
blanc de deux étages, au troisième mansardé, au toit à quatre pans, sur la
façade duquel, au-dessus de l’auvent qui protège l’entrée principale de la
pluie on lit effectivement : Hôpital St Martin, même si en réalité
il s’agissait plutôt d’un hospice, mais projets brutalement interrompus, un
lendemain de Noël 1963, par la faillite du héros.

 
    Le temps pour les vies procède comme pour les tableaux, les
recouvrant d’une pellicule terne qui fait douter de l’éclat de leur jeunesse.
Il nous faut nous livrer à un patient travail de restauration si nous voulons
retrouver les fraîches couleurs qui s’offraient au premier regard. Elles
étaient là, sous nos yeux, derrière ces fines couches alluvionnaires, dépôts
d’épreuves et débris d’illusions, accumulées au fil des ans, mais on s’était
habitué à ne plus les voir, trop dérangeantes peut-être, comme un souvenir
violent de bonheur dans la grisaille des jours. Alors ces deux-là, si beaux, si
élégants, qui souriaient à la vie en traversant la Plaine-sur-Mer, qu’ont-ils
fait en chemin de cet amour-là qui avait mis fin par la plus douce des
signatures à cinq ans de guerre ? Certains, redoutant peut-être que les
choses aient mal tourné pour le beau couple, ou qu’on leur ait caché la vérité,
s’en sont quelquefois étonnés, faisant remarquer que dans ces livres qui
honorent leur mémoire on ne les voyait jamais ensemble, mes parents, comme si
cet escamotage pudique dissimulait la blessure secrète d’une mésentente, d’un
fiasco amoureux, et c’est vrai que les maigres souvenirs que nous en avons ne
les poussent pas dans les bras l’un de l’autre. Mais, avant toute spéculation
hâtive, rappelons que jusqu’à dix ou onze ans la mémoire ne retient que peu de
choses, sinon ce qui est source de chagrin, et que dans ces mêmes années, avant
d’être de passage sur terre, notre voyageur de commerce, du fait de son métier
itinérant, n’était que de passage à la maison. Principalement les dimanches, où
fatigué par les tournées il attendait du jour du repos d’abord du repos,
c’est-à-dire qu’on ne réclame pas une balade en voiture, qu’on évite les jeux
bruyants et les cris, et qu’on ne l’excède pas avec nos histoires, se réservant
un dialogue en tête à tête avec notre mère, comme une séance de rattrapage où
ils tentaient de raccorder leurs soliloques de la semaine, de sorte qu’il
n’était pas recommandé, en cours de repas, d’interrompre leur conversation,
n’était-ce que pour demander la permission de glisser un mot. Ce qui laisse peu
d’images, et le souvenir d’une certaine distance, d’un contact un peu
difficile, intimidant, qui n’est peut-être pas entièrement de son fait. Ces
longues coupures de six jours rendaient sans doute délicates les retrouvailles.
Comme un père divorcé qui ne voit ses enfants qu’épisodiquement et perd peu à
peu le fil de leur amour à force d’être tenu à l’écart, ne connaissant d’eux
que des bouts de vie en pointillé dont il peine de plus en plus à reconstituer
l’entre-deux, jusqu’à ne plus rien comprendre à cette histoire qui se vit sans
lui et à laquelle il se sent devenir étranger. Et puis les enfants aussi
peuvent être intimidants. Qu’on ne sait par quel biais aborder. On fait un pas
dans leur direction et d’un regard ils vous signalent que vous empiétez

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