Bücher online kostenlos Kostenlos Online Lesen
Sur la scène comme au ciel

Sur la scène comme au ciel

Titel: Sur la scène comme au ciel Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Jean Rouaud
Vom Netzwerk:
lui
éviter de quitter trop tôt ses ex-condisciples. La distance alors n’était pas mince
entre les deux principales villes de Loire-Inférieure, et pas seulement en
raison de la faible puissance de la voiture de Joseph, une Juva-4 d’occasion,
pour laquelle il avait négocié l’acquisition d’un train de pneus contre des
lunettes de tankiste. La nationale à deux voies, étroite, au revêtement
incertain, progressant entre deux rangées d’arbres, traversait tous les bourgs
qu’elle rencontrait sur sa route, Sautron, Saint-Etienne-de-Montluc, Le Temple,
Savenay, Montoir de Bretagne, dont certains étaient renommés pour leur capacité
à provoquer des bouchons, pour lesquels il n’était besoin que d’un camion garé
sur le bas-côté, d’une charrette chargée de foin peinant à regagner sa ferme,
ou d’un simple rétrécissement de la voie. De sorte qu’il était difficile de
prévoir la durée du voyage, ce qui autorisait les deux compères à s’arrêter sur
le chemin du retour pour suivre une compétition de motocross à la sortie de
Nantes. Ce genre d’initiative impromptue, dont il ne rendait pas toujours
compte à son épouse, laquelle appréciait modérément les manifestations
d’indépendance de son homme (nous savons qu’il lui cachait les visites qu’il
rendait à chacun de ses passages à Nantes à son vieux camarade Michel
Cristophe), ces décisions prises sur un coup de tête, c’était tout lui. On se
souvient qu’un lundi de Pentecôte autour de huit heures du soir il décida
brutalement d’emmener toute la famille, oncle, tante et cousins à Brest, et hop
tout le monde en voiture, direction la pointe de la Bretagne. Son côté enfant gâté,
peut-être, ou plutôt la conscience d’être un miraculé, c’est-à-dire la
conscience de l’extraordinaire fragilité de la vie, de sa fugacité, car il
insistait beaucoup sur le fait qu’on ne pouvait pas le traiter de fils unique,
qu’il eût été le dernier d’une famille nombreuse si ses frères et sœurs
n’avaient manifesté dès la naissance une sorte d’aversion pour la vie, qu’ils
quittaient au moment de la découvrir. Mais, concernant cet arrêt à la sortie de
Nantes, ce n’était certes pas pour la moto qui n’était pas une passion,
simplement le reflet de sa curiosité, de son goût pour le spectacle et la
possibilité de rencontres imprévues qui se scellent à la buvette en choquant
plusieurs verres.
    Mais ce long tête-à-tête jusqu’à Saint-Nazaire, le long de
l’estuaire, leur laissait tout loisir, à Michel et Joseph, d’évoquer leurs
souvenirs chantenaisiens, de se raconter l’un l’autre, et sans doute avec
d’autant moins de retenue qu’ils n’étaient pas familiers – de même
qu’on se confie plus aisément à un étranger de passage –, et qu’ils
savaient qu’ils ne se reverraient pas de sitôt. Grâce à quoi, cet entretien
couvert par le bruit du moteur de la Juva-4, nous apprenons la vraie version de
l’évasion de Joseph, après que, sommé comme tous les jeunes gens nés entre le 1 er janvier 1920 et le 31 décembre 1922 de partir deux ans en Allemagne pour le
service du travail obligatoire, son sens inné de l’indiscipline – et
sans doute aussi de la droiture – le poussait à passer outre en
organisant lui-même son faux départ, grâce au soutien de la résistance locale
avec laquelle il était au moins en contact, s’il n’y appartenait déjà. Sa
fausse sortie, il a pris soin de l’organiser afin de ne pas mettre en péril sa
tante Marie, laquelle devant le notaire de la commune (un sympathisant notoire
de l’occupant, comme si Joseph avait raffiné sa mise en scène) il institue pour
sa mandataire spéciale le 16 mars 1943, soit quinze jours après avoir reçu son
certificat de recensement, lui annonçant qu’il satisfaisait aux obligations de
la loi du 16 février 1943, relative au STO. C’est ainsi qu’il se retrouve avec
ses camarades d’infortune (Joseph étant le soixante-sixième de la liste, pour
la seule commune de Campbon, on peut donc penser qu’ils étaient plus d’une
centaine) à attendre le train en partance pour l’Allemagne. Michel à cette
occasion se montre surpris que son fils (celui de Joseph) – ce qui
apporte de l’eau à notre moulin, quant au crédit que l’on peut donner au
portrait qu’il fit de son père – ait situé la scène de l’évasion à
Nantes, quand il s’agissait en réalité de la gare de Savenay

Weitere Kostenlose Bücher