Sur la scène comme au ciel
où logiquement
s’était arrêté le train du STO afin d’y embarquer les obligés du canton. Ce
qui, de fait, diminuait les risques du candidat à l’évasion, les alentours
étant moins surveillés, qu’il connaissait en outre comme sa poche. Sur les
quais, les Allemands montaient la garde et, pour ceux qui n’ont pas connu cette
période, c’était un étrange spectacle, triste et humiliant, que ces hommes
verts partout, secondés par leurs supplétifs zélés recrutés sur place, se
mêlant de tout, nous rendant suspects de tout, vociférant, gesticulant, et
nous, baissant la tête comme des petits enfants tremblants redoutant de se
faire interroger par le maître. On oublie la somme de courage que cela
nécessitait pour enfreindre la loi des plus forts, s’opposer au canon de leurs
armes, à leur arbitraire, quand ceux-là estimaient, que n’étouffait pas la
considération pour les faibles et les perdants, que leur traversée éclair du
pays leur donnait une espèce de droit du sol. Il faut donc imaginer la gare de
Savenay, comme toutes ces petites gares paisibles de la troisième République
qui furent les témoins complices des plus tragiques départs, transformée en
prison de transit pour des centaines de jeunes gens entassés sur le quai,
musette en bandoulière et valise de carton bouilli au pied, que des ferrures
fragiles contraignaient à ceinturer d’une ficelle. A présent c’est Michel qui
parle, sur la foi de ce que lui a confié son dévoué pilote sur la route entre
Nantes et Saint-Nazaire, trois ou quatre ans après les faits :
Puis il est monté dans un train qui attendait là et est
redescendu de l’autre côté. Il n’est pas allé jusqu’à Nantes, il est descendu
en gare de Savenay. En face, non loin de là, le long d’une ganivelle, fourni
par des cheminots mais sur ordre à l’origine d’un ami résistant, Dolivette, de
Camp-bon, il y avait un vélo en bon état. Puis il m’a raconté :
« – J’ai sauté sur le vélo, je regardais toujours derrière, j’avais
peur que les Allemands me poursuivent. J’ai pédalé, pédalé…»
Je sais qu’il avait du fond à l’époque, dans les courses
de fond il gagnait à l’Abbaye. Il avait donc pédalé :
«- Je me suis arrêté quand je n’en pouvais plus, j’ai
peut-être fait trente kilomètres comme ça dans la direction du nord de Nantes,
où l’on m’attendait dans une ferme. »
On se met à sa place, même si, à sa place, ils ne sont pas
si nombreux à avoir eu le courage de s’y mettre. Peut-être Michel l’a-t-il
oublié dans son récit mais, avant de trouver la sortie de secours il fit une
première tentative qui manqua mal tourner, se laissant d’abord glisser sur le
ballast, sous le prétexte de récupérer un mégot, avec l’intention de se
faufiler sous un wagon, mais le canon d’une mitraillette accompagné d’un ordre
brutal le remit prestement à sa place. D’autres en seraient restés là, estimant
en être quittes pour quelques sueurs froides. Pas lui. On sait qu’après sa
fuite éperdue, épuisé par son sprint de trente kilomètres – et sitôt
quitté la gare de Savenay la pente est rude qui escalade les coteaux de
Loire –, il s’allongea à bout de souffle dans un pré, à l’abri des haies,
le vélo jeté à ses côtés. On pourrait presque se passer le film de ses pensées
tandis que, les bras en croix, le regard absorbé par le défilé des nuages dans
le ciel mouvant de l’Atlantique, il profite de ses premiers moments de liberté
pour sursauter à la moindre rumeur motorisée. Il est orphelin, a tout juste
vingt et un ans et devant lui une vie de fugitif qu’il devra, si tout se passe
au mieux, mener jusqu’à la fin de la guerre que rien pour l’heure n’annonce
prochaine. Dans le cas contraire, il connaîtra le sort que l’on réserve à
ceux-là, traqués, à la merci d’un regard de travers. Dolivette, l’ami qui a
organisé l’évasion, sera d’ailleurs arrêté quelques mois plus tard, quasiment
sous les yeux de Joseph, avec lequel il était convenu d’un rendez-vous
clandestin. Embarqué dans une voiture de la Gestapo, conduit au siège de la
Kommandantur, torturé, on peut augurer qu’il tint sa parole, ce qui lui valut
de mourir sans laisser de trace. Joseph, quand il évoquait cet épisode
tragique, s’est souvent demandé ce qu’il serait advenu s’il était arrivé plus
tôt à leur rendez-vous, mais vraisemblablement son empressement
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