Sur la scène comme au ciel
pourrais même en apprendre davantage.
Il me suffirait de demander. Mais, outre que Blanche Mulvet, la jeune fille de
la ferme du Tramier, a disparu, les témoins, en dépit de ce qu’ils avancent,
ont peu à raconter, sinon abondamment sur eux-mêmes, ce qui se comprend bien,
mais limite du coup l’intérêt de solliciter un rendez-vous. Ils livrent une
impression d’ensemble, par exemple c’était un type formidable, le regard
se dérobant soudain, semblant entreprendre un voyage dans le temps à la
rencontre de celui-là qui les avait tant impressionnés, et puis, comme au
sortir d’un songe somnambulique, ils se montrent incapables de raconter ce
qu’ils ont vu, d’expliquer en quoi il était formidable, cet homme, reprenant le
récit de leur vie, dans lequel celui qui vous intéresse n’est déjà plus. C’est
que les intérêts divergent, que vous ne vous alimentez pas à la même source.
Celui qu’ils ont connu tiendrait tout entier dans un magnétophone. Pas votre
père. Il faut donc vous contenter, au détour d’une incise, de la vision
fugitive de cet homme s’éclipsant avec un magasinier pour trinquer dans un bar
voisin à la naissance d’un nouveau-né – et vous ne savez même pas le
nouveau-né de qui –, ou refaisant les comptes d’une commerçante,
falsifiant, lui l’homme intègre, quelques factures pour que celle-là inopinément
veuve, et peu au fait de la gestion, ne se retrouve dans l’embarras, ou
conseillant une famille dans le choix des études pour les enfants, lui qui
avait tant regretté de n’avoir pu pousser plus loin les siennes. Il faudrait
avoir la patience de l’enquêteur, le goût de l’investigation, interroger,
sonder, visiter les lieux de pèlerinage, éplucher les fiches d’état civil, les
bordereaux de ses carnets de commande qui portent l’adresse de ses clients, ses
notes d’hôtels et de restaurants (il s’interdisait de dîner d’un sandwich et
accompagnait systématiquement le menu du jour d’un quart de vin et d’un café),
rencontrer les derniers hôteliers survivants, les derniers commerçants,
fournisseurs, représentants l’ayant côtoyé, accepter de se détourner de cinq
cents mètres pour glaner un renseignement. Or je suis celui-là qui ne se lève
pas toujours de son siège pour vérifier dans un ouvrage de la bibliothèque,
située à peine plus loin qu’une longueur de bras, la justesse d’une
information, préférant livrer un état défectueux de sa mémoire et se laisser
porter par le hasard des rencontres, des confidences, des trouvailles, essayant
de se persuader que l’imagination, qui comble les blancs souvent avec finesse,
fera le reste. D’autant que, tombant sur une lettre à caractère intime, par
exemple, on peut très bien ne se pas sentir le droit de la lire, et choisir de
refermer l’enveloppe comme on détourne les yeux, par discrétion.
Mais en fait je les avais lues, ces lettres du temps de
leurs fiançailles, écrites par notre père et donc conservées par notre
mère – non pas pieusement, terme qui normalement s’imposerait mais
serait peut-être ici abusif tant on connaît ses habitudes, et comment elle
entassait dans un sac ou une boîte de carton souvenirs et documents pour les
oublier et n’y plus jamais revenir – dans un coffret laqué rouge
décoré de feuilles de nacre, long et étroit, et donc pas du tout adapté au
format de la correspondance, laquelle avec les années a fini par adopter la
courbure des tuiles. Sur papier bleu télégramme et d’une écriture qui n’est pas
encore tout à fait celle de la maturité, elle s’échelonne de la première
rencontre, alors que les amants ne se sont pas encore mutuellement déclarés,
jusqu’à quelques jours avant leur mariage, pour lequel lui manifeste une réelle
impatience, qui semble tenir moins à la hâte de la bénédiction nuptiale qu’à la
nuit qui doit suivre. C’est du moins le souvenir que j’ai gardé de cette
première lecture faite dans la foulée de la découverte des lettres, à
l’adolescence, avec le sentiment qu’elles étaient une part de ma préhistoire,
comme si la préoccupation de mon existence se formait là, dans cet entre-deux
traversé par les missives, autant dire dans la sacoche du facteur, à charge
pour lui de raccorder les deux moitiés pour n’en faire qu’une, car c’est de cet
échange amoureux que je procédais, un mot de travers, une brouille, et tout
s’envolait. Mais pas de doute, cet
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