Survivant d'Auschwitz
« détenus de protection ». Nous continuions de trimer, jour après jour, semaine après semaine…
… Et d’accumuler de nouvelles expériences. Nous fûmes envoyés déblayer dans une forêt, où visiblement une bombe était tombée. L’endroit était à l’extérieur du camp de travail, et c’est pourquoi certains de nos gardes se tenaient cachés entre les arbres. Les SS nous ordonnèrent de ramasser les pierres et les branches cassées, puis disparurent. J’avançais seul dans le bois, tout en nettoyant le site. Certaines histoires entendues me revenaient en mémoire : celles de détenus qui avaient reçu l’ordre de s’éloigner et avaient été ensuite abattus pour « tentative de fuite ». Les SS recevaient une prime pour chaque cadavre : cinq marks, un paquet de tabac et trois jours de congé. J’entendis des coups de feu, qui ne me surprirent donc pas. Le cœur battant, je bondis me cacher dans le sous-bois, regardant furtivement partout autour de moi et tendant l’oreille pour capter des bruits de voix… Je rejoignis en courant notre point de rassemblement. J’avais désormais la preuve que tout ce que racontaient les anciens de Buchenwald était rigoureusement exact et qu’ils n’avaient en rien exagéré. Je venais personnellement d’en être témoin.
Comment tous ces « vieux matricules » allemands avaient-ils fait pour survivre ? J’aurais aimé comprendre. Sans doute étaient-ils habités par une flamme, une grande cause pour laquelle ils voulaient vivre, mais qu’est-ce qu’il pouvait bien y avoir encore de « grand » pour un déporté décharné, méprisé et coupé du monde extérieur ? Était-ce la victoire ? La foi politique qui les animait était bannie depuis longtemps, les chefs avaient tous été assassinés, et à peine trois ans auparavant, l’oppresseur nazi semblait encore invincible.
Nous étions en mars 1945. Notre vie se résumait à une seule et épuisante attente, exaspérant l’espoir. Nous attendions pour notre litre de soupe ; nous attendions sur la place d’appel ; nous attendions encore pour aller aux latrines, pour rentrer nous coucher ; nous attendions que les rayons du soleil vinssent nous réchauffer, que le printemps s’annonçât, que quelqu’un vînt battre Hitler, que notre libération enfin arrivât.
Nous devions même attendre pour connaître le choix du châtiment qui nous était réservé – toujours à propos de quelques broutilles –, avant de pouvoir rentrer dans notre baraquement et retrouver un châlit surpeuplé. Nous devions alors nous tenir dans le froid sur la place d’appel, au garde-à-vous, jusqu’à ce que le verdict tombe. Le seul moyen de résister à tout cela était de rêver d’autre chose.
Mon imagination était parfaite pour ce genre d’exercice. Lorsque j’avais terriblement besoin de dormir, j’imaginais le moment où, trébuchant dans la boue et la caillasse, nous arrivions à notre baraquement et je me concentrais alors sur ces secondes de bonheur, durant lesquelles nous grimpions nous étendre sur nos planches, pressés contre la chaleur des corps de nos voisins. Lorsque j’avais faim, je flattais mon estomac avec toutes sortes de saucissons imaginaires, des boudins, des saucisses à l’ail, des saucisses de Francfort, des salamis et le point d’orgue – qui réussissait à me faire monter l’eau à la bouche – était de penser au dimanche suivant et aux 50 grammes de saucisse qui allaient nous être distribués, ainsi qu’au royal festin que ce serait pour nous.
Nous fûmes répartis en différents groupes, pour aller travailler dans des camps annexes. Spéculant sur celui qui serait le pire, certains tentèrent des évasions ou des astuces, qui n’avaient cependant aucun sens, car les conditions étaient mauvaises partout. Buchenwald comptait une multitude de kommandos, d’Eisenach à Chemnitz, de Cobourg à Leipzig, et tous étaient globalement des pièges à esclaves.
À Dora, Ohrdruf et Plömnitz, les détenus creusaient des tunnels pour la fabrication d’usines souterraines, chargées de produire les fusées V2. Ces bombes volantes étaient le dernier atout d’Hitler, dont il espérait qu’elles permettraient aux blonds et cultivés Allemands, de tuer des milliers d’Anglais, tout aussi blonds et cultivés. Il lui était complètement indifférent que leur fabrication coûtât au passage la vie de milliers d’exclus décharnés, qui avaient grandi dans des
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