Survivant d'Auschwitz
mais il sembla ne pas faire attention à ce que je lui disais. « Ici, nous sommes tous égaux, poursuivit-il. Tu crois vraiment que les quelques pauvres privilèges que nous avons, nous les Allemands, nous rendent plus heureux ? Ils ne nous attirent en général que des ennuis. Ne te fais pas de souci à propos de la catégorie dans laquelle te mettent les SS, parce que notre volonté de travailler ensemble pour survivre est plus forte que les nazis. »
Le soir même, accompagnés de la police du camp, nous nous rendîmes dans un entrepôt, où l’on nous distribua la soupe. Nous n’avions plus rien mangé depuis deux jours, mais avec toutes ces impressions nouvelles, je n’y avais même plus pensé.
Nous rentrâmes et nous assîmes par terre, en rang les uns derrière les autres, jambes écartées agrippant le camarade de devant comme sur une luge, afin de nous tenir chaud. C’était nécessaire, car les fenêtres de l’entrepôt n’avaient pas de vitres, et un vent glacial s’engouffrait à l’intérieur. Un policier du Lagerschutz se tenait devant la porte et nous observait. Dans d’autres camps, il aurait eu pour mission de nous intimider, mais là, il semblait qu’il fût ici pour nous aider, et en tout cas, pour intimer l’ordre aux fauteurs de troubles de se calmer. Peut-être, me disais-je en réfléchissant, pouvait-on faire confiance à ces nouveaux responsables de camp, et malgré ma méfiance évidente, ma première impression restait favorable. Bientôt je m’endormis.
Le lendemain, nous fûmes conduits au Kino 8 , une grande salle avec des bancs, qui d’après les murs, avait dû servir de salle de gymnastique et de projection de films. Tous entassés par terre et séparés des autres détenus et des gardiens par une clôture de barbelés, nous étions ici en « quarantaine ».
Je partis ensuite au « Petit camp », une extension qui avait été construite pour les détenus arrivant de l’est, et qui se trouvait à flanc de colline, au pied de l’imposant camp principal, le Grand camp. Comme à Birkenau, il se composait de baraquements en bois, et des clôtures le séparaient en sept enclos distincts. Trois baraques étaient remplies de malades, trois d’invalides, et les dix autres entassaient tous ceux qui figuraient sur des listes d’attente. Ma nouvelle adresse était le bloc 62. Je dormis d’abord par terre, sur le sol humide et froid. Plus tard, on m’attribua une place sur un châlit. C’était les mêmes qu’à Birkenau et je connaissais bien ces caissons de bois, surnommés les « boxes ». Là-bas, ils étaient fournis avec des paillasses, des couvertures, des punaises, des puces, des poux, des souris et offraient de la place pour cinq détenus. Ici, ils se réduisaient à de simples planches dans un coffrage en bois, sur lesquelles dix détenus venaient s’entasser les uns contre les autres. On ne pouvait y être étendu que couché sur le côté, tête-bêche, comme dans une boîte à sardines, et ensuite il n’était plus possible de bouger, de se retourner, ni de se mettre sur le dos. Nous n’avions pas plus de trente centimètres de place chacun. Au réveil – le moment toujours le plus difficile pour un détenu –, on avait les pieds et les mains raides et mal aux lombaires. Si l’on se raclait la hanche contre les planches, il arrivait souvent que l’inflammation se transformât en abcès tenaces.
Nos camarades de bloc – des Ukrainiens et des Polonais pour la plupart, avaient été évacués des camps de travail – et ils étaient tout le contraire du « Buchenwaldien » correct, dont m’avait parlé le Schreiber . Toutes les nuits, ils occasionnaient de sanglantes batailles et le lendemain matin, il n’y avait plus qu’à sortir les blessés. À la moindre peccadille, ils sortaient le couteau, et personne n’était là pour les en empêcher. Je m’étais donc aussi « acheté » un couteau – qui n’était même pas assez aiguisé pour couper du pain, mais il était grand et faisait son effet.
Le bloc ressemblait à une caverne de bêtes sauvages hurlant, pillant et tuant. La nuit, les détenus faisaient leurs besoins directement dans leur gamelle. La journée, ils se regardaient en chiens de faïence, les yeux pleins de haine. Ils n’étaient plus que ruine, physique et morale. Certains étaient déclarés « fous » et envoyés en convois noirs.
Après l’appel du soir, nous recevions un ticket pour la soupe du lendemain.
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