Survivant d'Auschwitz
évidence, ils étaient sortis de leur coquille, étaient des jeunes comme tous les autres, et bien plus encore : leur énergie et leur conviction en chantant étaient telles, qu’ils transmettaient une véritable force. Je ressentais une joie irrépressible. Pour la première fois, j’avais des amis autour de moi, de vrais amis. Ces quelques mesures que j’avais entendues ne résonnaient pas en moi comme un concert dont j’aurais manqué une partie, non ! je venais d’entendre là les premières mesures de l’ouverture d’une glorieuse Symphonie pour la Jeunesse.
Le jour tellement attendu arriva. Une soirée culturelle – au cours de laquelle la chorale devait faire ses débuts – était prévue, et des SS comptaient même parmi les invités – peut-être pour donner un certain aspect de légalité à notre aventure.
Impatients, nous attendions nos hôtes, assis sur les bancs, que nous avions provisoirement installés avec des planches de nos châlits. Des centaines de spectateurs pénétraient dans notre chambrée, qui ne faisait pourtant pas plus de huit mètres sur dix. Tout le monde tendait le cou pour apercevoir la porte et les tréteaux de la scène attenante, qui étaient posés sur des bouteillons de soupe. Le spectacle était prometteur. Les invités arrivèrent : quelques VIP du Grand camp, amis de notre chef de bloc, ainsi qu’une dizaine de SS, dont certains étaient officiers, prirent place aux premiers rangs réservés, et le spectacle commença.
Le programme se composait de chants, de sketchs, d’acrobaties et de solos de danse. Les jeunes de Pologne commencèrent par un chant, qui racontait ce que serait la vie, une fois Varsovie reconstruite. Ils furent chaleureusement applaudis et le claquement de nos mains, en rythme, rappelait le bruit sourd et scandé des roues d’un train en marche. Ils furent bissés, avec des sifflements d’admiration. C’était un peu comme une fête d’adieu et nous en étions très conscients : plus personne ne pouvait nous empêcher de dire ce que nous pensions. Les SS avaient à peine compris les paroles de leur chant, mais chose étrange, eux aussi semblaient applaudir.
Puis ce fut au tour des Russes de monter en scène, pour faire une belle démonstration de leurs danses folkloriques et de leurs célèbres chœurs. Ils n’étaient pas nombreux, mais avaient des voix superbes. De façon répétée, les noms de Staline, Armée rouge et Union soviétique résonnaient dans cette pièce comble, et si les officiers SS espéraient qu’Hitler réussirait à rééduquer ces jeunes, si optimistes et si déterminés, ils pouvaient toujours attendre. Moi, je savais dans quelles conditions et dans quelles dispositions d’esprit ils étaient arrivés à Auschwitz, près de deux ans auparavant. À l’époque, ils n’étaient pas aussi convaincus du bien-fondé de la Patrie et certains faisaient même montre d’une certaine déception. Mais aujourd’hui, ils lui rendaient hommage, leur confiance était plus forte que jamais, leur zèle et leur fidélité indestructibles.
Le dernier grand groupe représentatif était celui des jeunes Juifs de Pologne. Ils chantèrent tout d’abord la vie au ghetto, leur mère, le rabbin et l’étude de la Torah – tout un portrait émouvant du peuple yiddish. Puis ils chantèrent les lamentations d’un peuple qui part, conduit à la mort, l’impuissance face au destin et le désespoir. Triste image de leur propre compassion, telle que seul un Juif pouvait la rendre. Puis brusquement, les chanteurs changèrent de position et nous fûmes transportés dans un monde d’espoir et de détermination. Les voici qui chantaient l’avenir, des chants dont ils étaient fiers – leurs propres chants.
Ces mélodies entraînantes, que j’avais écoutées la nuit lorsque je partais fouiner, résonnaient maintenant devant un public. Les mots assourdis qui étaient chuchotés entre les murs hostiles des douches où il faisait froid, les textes écrits par des détenus inconnus, étaient désormais libérés et optimistes. « Oh, comme ils souffriront, ceux qui nous ont moqués », disait l’une des chansons. D’autres parlaient du temps où tous les hommes seraient libres et égaux : « Nos enfants vivront dans un monde meilleur à venir, ils pourront à peine croire ce que leurs pères leur raconteront sur le passé. »
Nos hôtes en manteaux gris restaient assis, l’air embarrassé. Tout s’était fait très
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