Survivant d'Auschwitz
« Occidentaux », me repoussait. Les autres ne les aimaient pas non plus, et toute leur arrogance ne leur valait que du mépris et des railleries.
De nombreux différends surgissaient entre nous, en raison de nos horizons culturels différents, mais ces querelles restaient contenues. Nous étions jeunes, cherchions à nous comprendre, et le pire reproche que nous pouvions mutuellement nous lancer, était de « ne pas être assez mature ».
Durant la journée, nous nous laissions parfois tomber sur un bloc de pierre ou un tronc d’arbre, et essayions de capter quelques rayons de soleil, qui se faisait tout doucement plus chaud. Le dernier des terribles et périlleux hivers de la vie concentrationnaire faisait place au printemps de l’Espérance. Bientôt, tout allait changer.
Un jour, les jeunes du bloc 66 reçurent des paquets de la Croix-Rouge. Ces dons venus de l’étranger étaient en principe réservés aux détenus français et hollandais, mais ceux-ci n’étaient plus de ce monde pour en profiter, et nous en fûmes les bénéficiaires. L’arrivée des paquets fut accompagnée d’une grande excitation. Alors que nous nous querellions violemment sur leur contenu supposé, nous étions déjà en train d’imaginer mentalement comment de tels trésors seraient répartis. Les inscriptions en français sur les boîtes nous avaient fait espérer en silence qu’il s’agissait de succulentes charcuteries et l’eau nous montait à la bouche. Nous plongeâmes nos cuillères dans le sable boueux pour les nettoyer, attrapâmes nos gamelles, et nous cherchâmes chacun un petit coin tranquille, où nous pourrions déguster en paix ces merveilleux délices. Impatients, nous attendîmes le moment de la distribution. L’excitation se calma lorsque chacun de nous eut reçu sa part, et nous regardions – le regard plein d’admiration – celle du voisin, qui bien sûr, comparée à la nôtre, prenait d’extraordinaires dimensions.
Qui détenait de la farine de céréales se mettait en quête de trouver des brindilles et suppliait son chef de bloc de lui prêter sa précieuse casserole pour la faire cuire. Dans cette loterie, mon bonheur se limita à une boîte de sardines – sans ouvre-boîte – qui allait devoir être partagée en cinq.
Notre chef de bloc avait une passion, qu’il avait conçue et développée, pour en faire un succès : une chorale. Si l’on voulait faire partie de ses chouchous lors du partage d’un bouillon cube, par exemple, qui lui avait été envoyé par des amis du Grand camp, il fallait pouvoir lui chanter quelque chose. « Chantage ouvert ! » grommelaient les moins musiciens du bloc 66. « Cette vieille chouette veut se rendre célèbre. Il ne lui suffit pas d’être chef de bloc – il se prend en plus pour un chef d’orchestre, ou un compositeur, et tout cela sur notre dos ! » – « Ce n’est pas juste, ils se sont vraiment gagné leur supplément », disaient les défenseurs. « Attendez, attendez ! dit l’un de ces garçons, moi je voudrais vous y voir, à passer vos soirées, enfermés dans les douches pour répéter. Et en plus, vous en profitez ! » – « Parfaitement ! rétorqua un autre – un type très éveillé –, toujours là pour râler, mais pour nous accompagner et chanter avec nous, là, plus personne ! Ils préfèrent roupiller le soir, et quand ils se lèvent, c’est juste pour aller aux latrines, et là, tout ce qu’ils savent faire, c’est nous enfumer ! »
La chorale se réunissait lorsque tous les autres étaient couchés, afin de préserver les chants en secret. Un jour, cependant, je réussis à entendre quelque chose. Sans plus me soucier de ce que les autres – moi y compris – avaient pu dire de méchant sur leur compte, je me faufilai jusqu’aux latrines. Les douches, qui étaient juste à côté, étaient fermées et éclairées, et j’entendis chanter doucement une rengaine, dont une mesure était reprise et travaillée, comme un disque rayé. C’était fascinant et incontestablement, ils travaillaient dur. Je collai mon oreille à la porte pour essayer de comprendre les paroles, mais quelqu’un avait dû voir mon ombre : « Retourne au lit, espèce de rabat-joie », me crièrent-ils, et ce fut la fin du concert.
De retour à ma place, je méditai longtemps, car ces chœurs m’avaient tellement impressionné que je n’arrivais pas à m’endormir. Je m’étais trompé sur mes camarades. De toute
Weitere Kostenlose Bücher