Survivant d'Auschwitz
« trous », pour rappeler l’absence de tous ceux qui n’avaient pas survécu. Quelqu’un entama « Brüder, zur Sonne, zur Freiheit » et mon petit voisin s’essuya les yeux.
On va bientôt rentrer à la maison, me disais-je, et ceux qui n’en ont plus devront en trouver une nouvelle. Certains deviendraient peut-être députés, qui sait, même ministres ? Ce qui restait sûr, c’est que ce 1 er mai à Buchenwald resterait un précieux souvenir, auquel chaque année nous repenserions avec grande émotion.
Notre colonne approcha de l’estrade d’honneur. Nous marchions de façon ordonnée, au pas. Je vis à ma droite, sur l’estrade encerclée de drapeaux, une série d’officiers haut gradés – des Américains, des Russes, des Français, des Anglais… Lorsque nous arrivâmes à leur hauteur, ils firent le salut militaire.
Salué, moi, pauvre malheureux petit porteur d’une bannière du nom d’une petite région que personne ne connaissait, moi, pauvre garçon oublié, qui avais végété pendant des années dans les camps de concentration, j’étais salué ! J’en rougis d’excitation et je vis une caméra filmant les nouvelles cinématographiques se tourner vers moi.
Je ne retournai plus à Weimar – j’avais désormais une aversion pour cette atmosphère de cafés – et restai au camp à écouter la radio, feuilleter des livres et des journaux et essayer d’impressionner les Américains avec mon anglais.
Au cours d’un de mes petits tours dans les blocs, où les anciens passaient la journée à discuter entre eux, assis sur les bordures des trottoirs, je remarquai un jour un jeune parmi eux. Assis au soleil, la tête penchée, il rêvait. Il avait à côté de lui un ballot fermé avec de la ficelle, un peu comme un vagabond. Je me penchai pour voir, regarder sa tête de plus près : il avait un long visage, aux traits aigus et terriblement émaciés. J’avais l’impression de reconnaître ce nez, à l’arête fine et partant en avant.
Je le réveillai. Nous nous reconnûmes, c’était Gert ! Gert le Brun , qui avait été un de mes amis à l’école des maçons deux ans auparavant, et qui venait d’être relâché de l’infirmerie.
J’étais heureux de le revoir. Je n’avais que trois camarades de mon âge dans le bloc : l’un d’entre eux était mentalement dérangé et les deux autres cherchaient la compagnie des adultes. J’avais tant besoin d’amis, et Gert était à mes yeux plus qu’un vieil ami : il était très intelligent.
Buchenwald était devenu un endroit joyeux, où l’on croisait des femmes venant des camps de travail des environs, des jeunes filles de Weimar, qui étaient parvenues à s’introduire dans le camp pour gagner quelques cigarettes, des Américains, sympathiques et drôles, qui étaient en permission. Tout ce monde-là se retrouvait le soir pour danser, trinquer et flirter toute la nuit.
Une nuit, ne réussissant pas à m’endormir à cause de la musique d’un accordéon, je me levai pour voir d’où elle venait. Cela me conduisit jusqu’à un bloc, éclairé de lampes rouges et décoré de guirlandes, où quelques couples virevoltaient. Ils avaient l’air quelque peu éméchés et dans un coin, j’observai une blondinette à demi saoule, attablée devant des bouteilles de bière vides. Elle avait à côté d’elle un soldat américain en miniature, un des enfants du camp, qui était devenu la mascotte de je ne sais quel régiment. Mis à part les galons et l’aigle américain de cuivre, il avait l’uniforme complet. Un des vrais soldats adultes passa à côté de lui, en lui chuchotant : « Alors, tu la surveilles encore, gamin ? » – « Naturellement ! » répondit la petite mascotte, toute fière, louchant fiévreusement sur la fille saoule.
Pendant la journée, nous écoutions les haut-parleurs qui diffusaient les nouvelles, des annonces, des messages personnels et de la musique. Le programme était défini par le comité du camp et comme il tenait compte de toutes les différentes nationalités, il commençait dès le matin pour terminer à minuit.
Nous suivions les événements de la bataille de Berlin avec passion. Lors d’une réunion rassemblant les délégués d’autres camps libérés, il fut même proposé de former un corps de francs-tireurs. Mais les Alliés avançaient rapidement et n’avaient plus besoin qu’on leur vienne en aide. La chute définitive du nazisme n’était plus
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