Survivant d'Auschwitz
il nous faut quelqu’un qui les remplace pour les porter. Qu’est-ce que tu en dis ? Tu es grand, et ce serait impressionnant que tu marches tout seul. »
J’hésitai. Je lus Brandebourg sur l’une des grandes banderoles rouges, derrière laquelle s’étaient déjà rassemblés un certain nombre de manifestants. De ces mêmes lettres avait surgi à l’époque la « Division SS Brandebourg* 4 », cette province du même nom avait nourri de ses mamelles les assassins de ces divisions. Je ne me sentais pas grand-chose de commun avec ces lettres, conscient pourtant que le Brandebourg avait engendré d’autres fils, qui s’étaient battus pour défendre les couleurs de son drapeau, d’ailleurs, ils avaient une telle foi en lui, qu’ils s’étaient fait assassiner dans les camps de concentration, abattre dans des marécages inconnus, gazer dans des terres incultes ; réduire au silence pour l’éternité. C’était ce même drapeau qui avait porté ses fervents défenseurs jusqu’à la victoire en Russie, en 1918, celui-ci encore qui avait flotté dans le cœur de ses adeptes, alors que les chambres à gaz menaçaient non loin de là. Non ! Je ne pouvais pas les laisser tomber.
J’attrapai un des panneaux oubliés sur lequel figurait le nom d’une petite province, et obtins une place pour défiler dans le cortège. Nous marchâmes jusqu’au portail. Un petit homme tout bossu – un socialiste allemand, – qui avait connu toutes les horreurs de Buchenwald, où il avait travaillé comme tailleur – gazouillait : « gauche, droite, gauche, droite, gauche… ! »
Nous nous rassemblâmes sur la place d’appel, chaque colonne défilant derrière le drapeau de son pays – les Polonais, les Russes, les Tchèques, les Yougoslaves, les Hongrois, les Roumains, les Autrichiens, les Allemands, les Norvégiens, les Français, les Belges, les Hollandais et les Espagnols… Devant nous, à côté de la clôture, une immense estrade avait été installée, où s’inscrivait en hautes lettres « 1 er Mai 1945 », et sur laquelle se dressait – posé à la verticale – un panneau de bois de forme trapézoïdale – le côté court regardant vers le bas – qui représentait les drapeaux de l’Angleterre, de la Russie et de l’Amérique, peints en trois bandes de taille égale et qui montraient, disposés en diagonale, les portraits de Churchill, de Staline et de Roosevelt. Les drapeaux multicolores de toute l’Europe se détachaient sur un ciel bien dégagé, flottant sur de très hauts mâts.
Pour commencer, nous vîmes une pièce retraçant symboliquement le sombre passé et la libération de Buchenwald, puis des personnalités étrangères prirent place sur l’estrade et nous écoutâmes les discours. Ils rendaient hommage à nos morts, remerciaient les Alliés et réaffirmaient notre solidarité et en jurant solennellement de ne jamais oublier nos souffrances communes : « Nous poursuivrons les oppresseurs et leurs complices, jusqu’au dernier, afin que justice soit rendue. » Nous applaudissions avec toute la force de l’enthousiasme.
L’orchestre se mit alors à jouer, et – les unes après les autres – les colonnes défilèrent devant la tribune. En ce jour, en cette heure, sur cette place où, huit années durant, le drapeau nazi avait flotté de tout son mépris sur le sort de centaines de milliers des nôtres, nous défilions, triomphants, portant fièrement les bannières de la patrie de ceux qui n’étaient plus et sur cette immense surface asphaltée – où avait résonné toute la souffrance de ceux qui se traînaient vers la mort –, les pas victorieux des survivants retentissaient. L’orchestre enchaînait un hymne national sur l’autre, au rythme duquel d’innombrables pantalons rayés bleu et blanc flottaient au pas. Des centaines de drapeaux rouges du 1 er mai furent jetés dans les airs.
Notre tour vint. Le grand drapeau qui flottait juste devant moi – et était devenu un objet de torture, car en flottant il n’avait pas cessé de me chatouiller le cou – fut enfin levé. Mon voisin, le socialiste petit et tout bossu, se mit au garde-à-vous et – concentré au point qu’il en tirait un peu la langue – regarda attentivement le rythme des jambes qui défilaient devant lui, avant d’allonger la sienne et de leur emboîter le pas, en disant fièrement : « Gauche, droite, gauche, droite, gauche… ! »
Nos rangs étaient clairsemés par de grands
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