Survivant d'Auschwitz
nazis.
Nous n’aimions pas ces processions et visites guidées, et elles cessèrent, le jour où quelqu’un menaça de les attaquer, parce qu’elles lui semblaient une insulte.
Nos plus agréables visiteurs étaient les soldats américains, qui venaient nous voir lorsqu’ils étaient en permission. Ils arrivaient en horde jeune, ouverte, joyeuse et bavarde, les poches gonflées – on aurait dit des mères kangourous. Ces grands Yankees en uniforme marron venaient, chargés de chewing-gums, de cigares, de cigarettes, d’appareils photo et de flashs et se montraient d’une très grande générosité envers nous. Ils nous « mitraillaient » de leurs appareils photo et caméras dans nos châlits. « Vous permettez les gars ? Juste une petite photo qu’on enverra chez nous, à la maison. » – « Mais avec plaisir ! » Et nous posions, bras dessus bras dessous, en souriant.
« Chewing-gum ? » demandait un vieux détenu, un incorrigible mendiant, qui avait toujours un irrépressible besoin de mâchouiller quelque chose. Pour plaisanter, un de nos visiteurs fouilla dans sa poche, sortit une barre de chewing-gum qu’il mordit en deux, et lui en donna la moitié. Mais nous étions trop occupés pour en rire. La chambrée résonnait de toutes nos discussions à propos du front, de ce qui se passait outre-Atlantique, des Alliés, des nazis, des camps de concentration.
« Il faut qu’on parte maintenant », cria un des soldats, qui portait un bizarre mélange de galons sur sa manche, fait de traits et de demi-courbes. « Qui est le chef de chambrée ici ? » – « C’est moi », répondit un intellectuel allemand, d’apparence frêle et que sa passion à rester dans son coin, le nez dans ses livres, avait conduit à être nommé chef de chambrée, en charge de la distribution de la soupe et du balayage du bloc. « OK, Boys, videz tout ! » Nous vîmes une pluie de chocolats, de chewing-gums et de cigarettes se déverser sur la table. Ensuite, ils lui glissèrent un paquet de cigarettes dans la poche de sa veste, en lui disant : « Et cela, c’est pour vous personnellement, pour vous remercier de veiller à ce que chacun ait sa part. »
Inconnu et oublié de tous, Buchenwald semblait devenu le nombril du monde. C’était notre monde, un monde nouveau. Tout était tellement intéressant, que les journées nous paraissaient beaucoup trop courtes. Nous prenions contact avec d’autres camps de concentration, invitions des femmes, réfléchissions à accepter un travail à Weimar, et nous préparions à rentrer chez nous.
Des batteries d’avions de ravitaillement américains vrombissaient dans le ciel, jour et nuit, accélérant le crépuscule de l’Allemagne nazie.
Dans notre bloc, les anciens – les vétérans du camp – passaient toutes leurs journées à rédiger des rapports sur les crimes nazis. La plupart des détails qu’ils mentionnaient m’étaient inconnus jusqu’alors. C’est ainsi que j’appris, qu’un jour, le nombre de détenus à Buchenwald avait excédé le chiffre de la population de Weimar ; que celui des survivants au camp était d’environ 20 000 ; que près de 51 000* détenus étaient morts à Buchenwald même ; que 15 000 camarades avaient perdu la vie dans les camps annexes ; que les convois partis la veille du jour de la libération avaient été lapidés, abattus et massacrés ; qu’une communication téléphonique pour le commandant SS du camp était arrivée de Weimar, alors que nous occupions déjà les bureaux de l’administration, disant ceci : La commande de lance-flammes est arrivée et attend d’être livrée .
Nous ne voulions pas oublier. Au contraire, nous nous sentions le devoir de raconter, noter et consigner tout ce que nous avions connu et traversé. J’en ressentais moi-même le besoin profond. Si nous, qui avions personnellement vécu toutes ces choses dans notre chair, ne témoignions pas pour dire au grand jour la terrible vérité, les gens ne croiraient tout simplement pas à la monstruosité des nazis. Je demandai à un de mes codétenus de bien vouloir me donner du papier et des crayons. Muni d’un bloc de formulaires nazis qui traînaient par là et portaient la croix gammée du « Parti national-socialiste démocratique des travailleurs » (NSDAP) et de quelques moignons de crayons de couleur, je me mis à dessiner la vie concentrationnaire telle qu’elle s’était passée. Je voulais faire
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