Survivant d'Auschwitz
revolver, viser et tirer. La tête d’Hitler tomba par terre et alla cogner contre une dalle de pierre. L’homme à la tête crépue éclata d’un rire bruyant. Puis il s’épongea la sueur sur le visage, et cette fois en ricanant, retourna vers le socle, ramassa la tête, la replaça dessus, et rechargea son pistolet.
Les étroites rues de Weimar semblaient comme endormies. Un peu partout, on voyait des murs effondrés et des décombres de maisons. Celle de Goethe était en ruine. Des écoliers traînaient dans des parcs. Des citadins plus privilégiés, d’anciens nazis au chômage, des imposteurs, et des criminels étaient assis aux terrasses de cafés ou de restaurants. On en voyait même quelques-uns, qui devaient avoir tant de choses à se reprocher, qu’ils étaient déguisés en déportés libérés. Des fanatiques nazis s’occupaient en allumant des incendies, et la nouvelle police de la ville – composée pour la plupart d’anciens détenus allemands de Buchenwald – faisait une descente après l’autre. Quant aux Américains, ils étaient en général dans leurs Jeep, sillonnant les rues en klaxonnant, toutes sirènes hurlantes, ce qui terrorisait la population.
Il y en avait beaucoup parmi nous qui n’allaient à Weimar que pour aller voir les femmes. Les arrogantes Allemandes d’hier se promenaient jupe courte et jambes nues, et on les achetait avec quelques cigarettes. On faisait leur connaissance dans les nouveaux cafés de la ville ou on les attendait dans les bordels des rues attenantes. Elles se faisaient payer en nature. De nombreux camarades partaient en goguette, un cube de margarine ou un saucisson emballé sous le bras… et la plupart du temps, ils rentraient avec une maladie vénérienne.
Mes « prouesses amoureuses » se bornèrent à deux rencontres, un échec l’une et l’autre. Un jour, je donnai rendez-vous à une étudiante dans un parc. Elle voulut que nous nous asseyions sur le gazon et que je lui raconte quelque chose, mais je n’en avais ni la patience, ni le temps. L’autre habitait au-dessus d’un restaurant. Je la retrouvai dans l’escalier, et elle me demanda si je ne savais pas où il y aurait un film américain que nous puissions voir ensemble. Puis sa mère l’appela, et je fixai ses grandes jambes d’adolescente de quinze ans, grimpant les marches. La porte claqua et elle disparut.
*
Nous étions le 1 er mai 1945 – mon premier 1 er mai. D’anciens détenus, qui s’étaient fixés dans les villes et villages attenants, revinrent au camp pour le fêter avec nous. Nos baraques, vieilles et crasseuses, furent recouvertes par une foultitude de slogans sur des banderoles blanches.
L’endroit du camp où logeaient les Russes ressemblait à une fête foraine. Ils avaient suspendu des guirlandes au-dessus des rues, et c’était à quel bloc peindrait – à la main – le plus beau portrait de Staline. Le premier prix fut remporté par un portrait, certes un peu criard, mais patiemment et soigneusement réalisé, qui ne faisait pas moins de deux mètres sur deux. Il fut fixé sur la baraque qui servait de salle de lecture, entouré de fleurs, du crâne chauve de Lénine et de la barbe de Marx.
Les blocs allemands arboraient fièrement l’inscription « Nous reviendrons », arborant les portraits de Breitscheid et de Thälmann, qui – tout comme d’autres députés socialistes du Reichstag – ne revinrent jamais, mais dont les idées continuaient de vivre. Tous deux – l’un chef des sociaux-démocrates, l’autre dirigeant du Parti communiste – furent exécutés à Buchenwald. D’autres banderoles portaient l’inscription : « Hommage à nos 51 000 morts », « Nous remercions nos alliés », ou le plus court, mais le plus efficace d’entre eux : « Plus jamais ! »
Nos camarades espagnols n’avaient pas assez de surface sur les murs de leur seul bloc, pour exprimer tout ce qu’ils avaient à dire. Ils avaient écrit : « Vous rentrez chez vous, et nous ? » ; « Le fascisme n’est pas mort, Franco vit ! » ; « Franco, désormais notre ennemi n° 1 » ; « Nous n’abandonnerons jamais » ; « No pasaran ! ».
Mes camarades de chambrée étaient certains que je me joindrais à eux pour le cortège du 1 er mai. Ils me montrèrent toute une pile de banderoles, sur lesquelles étaient peints des noms de régions, en me disant : « Pour ces régions, il n’y a plus de survivants, donc
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