Survivant d'Auschwitz
camion se gara dans la file d’un des six camps de détention provisoire, installés dans la Gross Hamburger Strasse où, ironie du sort, s’étaient trouvés mon ancienne école, la résidence pour personnes âgées et l’ancien cimetière, aujourd’hui démoli.
Les détenus furent triés selon un système incompréhensible, et répartis dans les convois destinés à l’est. Les gardiens étaient tous des policiers berlinois. Pour passer le temps, nous arpentions l’endroit où s’était trouvé le cimetière, cherchant par tous les moyens une possibilité de nous enfuir. Grimper par-dessus le mur ne m’aurait pas posé de problèmes, mais Maman n’y serait pas arrivée. Et puis, après, comment aurions-nous fait pour vivre dans la clandestinité la plus absolue ?
Un caveau, entouré d’un petit grillage, était encore là, attirant quelques regards songeurs. C’était là que reposait le célèbre philosophe Moses Mendelssohn. Les personnes âgées, qui avaient encore une petite lueur d’espoir au fin fond d’elles-mêmes, reprenaient confiance à la vue de ce témoignage d’une gloire passée, se disant que les enseignements de ce grand homme finiraient peut-être par l’emporter. Moi, plus naïvement, je ne me perdis pas en conjectures compliquées : si ses enseignements avaient servi à quelque chose, sa tombe ne se trouverait sûrement pas ici, telle était ma conclusion.
Un comité de requêtes pour la réunion des familles s’était créé. Seuls quelques dossiers remontaient jusqu’au bureau du commandant de police, mais ils étaient pratiquement tous rejetés. Néanmoins, les détenus continuaient d’y voir un dernier espoir. Parmi ceux qui pouvaient encore envisager d’être relâchés, il y avait les ressortissants d’États neutres et ceux qui étaient moitié juifs. Mais une chose restait sûre : il n’y avait aucune chance de pouvoir circonvenir les talents de la police, désormais associée à la Gestapo.
Les caves bondées de notre prison constituaient le premier acte d’intimidation. Toute tentative de falsification des dossiers était lourde de conséquences. Des cellules spéciales avaient été aménagées, où la Gestapo se chargeait de faire comprendre aux détenus les moyens dont elle disposait.
Je regardai mon jeu : pas d’« Aryen » dans la famille, pas de gouvernement étranger pour intervenir, pas d’argent pour des dessous-de-table… quand tout à coup, en désespoir de cause, je sortis mon dernier atout : et si je devenais fossoyeur ?
Il fallut d’abord que je convainque Maman. Ensuite, que je me tourne vers le seul Juif de la commission d’appel, un rabbin, qui avait officié à différentes reprises, lors de funérailles.
« Oui, fit-il d’un ton ennuyé, ton visage me dit quelque chose. Tu étais l’un des jeunes préposés aux fleurs. Écoute, ne vas pas te figurer que tu es indispensable ! Tu n’es même pas capable de creuser un trou. » Je m’armai de toute ma détermination et de tout mon courage, et l’assurai que j’étais prêt à faire tout ce que l’on me demanderait. Fut-il impressionné par ma bonne mine ? Toujours est-il qu’il finit par me dire : « Je vais demander qu’on vérifie le nombre de fossoyeurs au cimetière. Peut-être qu’ils ont besoin d’un remplaçant. Tu as de la famille ?
– Juste ma mère ».
Son regard s’adoucit.
« Bon, si vous n’êtes que deux, je vais essayer. »
Les heures qui suivirent furent longues et difficiles. Mon esprit s’emballait sur les lumineux sentiers de l’espoir, puis replongeait dans la sombre évidence de notre destin. Le découragement l’emportait.
Enfin, le commandant m’accorda un entretien. Je claquai des talons dans la plus pure tradition allemande et fis de mon mieux pour avoir l’air à la fois présentable et plus vieux que mon âge. Un adjudant énonça l’utilité pour le Troisième Reich des tâches que je pourrais exécuter, dont le gros rabbin à lunettes s’était porté garant : « Fossoyeur – utile pour les enterrements et l’entretien du cimetière. »
« Oui, oui, dit l’officier avec un sourire, il y a effectivement de quoi faire… »
Son geste nonchalant de la main fut le signe pour moi de faire demi-tour en claquant des talons et de filer aussi vite que possible.
Quelqu’un cria : « Monsieur Geve et Madame ! Entrez ! » Il n’y eut pas de réponse. Quand l’appel fut réitéré pour la seconde fois,
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