Survivant d'Auschwitz
Ensuite, nous nous prêtions à une habitude clandestine, qu’ils pérennisaient depuis presque dix ans : resserrés autour du haut-parleur du poste, réglé tout bas, ils écoutaient les nouvelles sur Ici Radio Moscou. La joie, à l’écoute secrète des longs récits de reconquêtes de territoires russes, se lisait sur leurs visages et leur conviction rayonnante avait quelque chose de contagieux.
Au nord de Berlin, dans un quartier traditionnellement appelée Wedding le Rouge , on voyait sur les façades d’immeubles détruits par les bombardements des inscriptions antinazies écrites à la craie et effacées, et dont un simple passant comme moi ne pouvait que deviner la trace. Ces slogans étaient sans doute le fait de jeunes hitlériens déçus, qui n’avaient pas d’autres moyens pour exprimer leur mécontentement. Mes copains de ce quartier avaient déjà pris quelques contacts avec des représentants de cette forme nouvelle de contre-culture et leur mot d’ordre était du genre : « À bas les profs – leurs cours nous perdent. »
Le point culminant des actes de résistance contre le fascisme fut cette bombe, placée au cœur d’une exposition antisoviétique, annoncée à grand renfort de publicité. Les arrestations qui s’ensuivirent furent très nombreuses et le bruit courut qu’on se retrouvait dans la même configuration que lors de l’incendie du Reichstag en 1933.
*
Vers la fin de l’année 1942, les déportations à grande échelle des Juifs s’intensifièrent. Ils partaient, disait-on, pour Lublin. Nous perdîmes de plus en plus d’amis et de voisins. Nous-mêmes vivions dans l’angoisse constante d’entendre des coups frappés à la porte. Je fus réquisitionné pour quelques jours, afin d’aller prêter main-forte à la boulangerie de la Grenadierstrasse , où ordre avait été donné de préparer des pains pour les grands transports, qui partaient vers l’est.
C’est en travaillant là que j’appris à connaître la misère des quartiers autour de l’ Alexander Platz . Juifs et Tsiganes semblaient y vivre en bonne entente, malgré les bagarres, les beuveries et le bruit qu’il y avait dans ce quartier. Derrière presque toutes les vitrines badigeonnées de blanc des magasins de la Grenadierstrasse se trouvaient des appartements, où s’entassaient des familles tsiganes de six personnes, voire plus. Le jour, la rue était le terrain de jeux d’enfants tsiganes, sales et grouillants de poux, qui n’osaient pas se risquer plus loin. Seuls leurs aînés avaient le droit d’explorer d’autres territoires… On leur avait fait endosser l’uniforme de la Wehrmacht et ils avaient été appelés sous les drapeaux pour défendre la patrie.
Bientôt il ne resta plus que Maman et moi dans l’appartement de la Speyrer Strasse . La Gestapo avait posé les scellés sur les pièces des autres locataires, et les précieuses collections de tableaux et de timbres de nos voisins étaient maintenant aux mains des nazis. Un vieux couple, à l’étage supérieur, avait essayé de sauver sa peau en échange d’un bien qu’il possédait à l’étranger, mais en vain. Ordre avait été donné de vider le garde-manger des appartements, avant d’en sceller les portes. Un énorme morceau de fromage, acheté au marché noir et entreposé dans l’une des arrière-cours de l’immeuble, avait été oublié. Son propriétaire s’était accroché jusqu’au dernier moment à tout ce qu’il possédait, et voilà qu’aujourd’hui son fromage était laissé à la gourmandise des rats et à la cupidité de la Gestapo.
Maman avait été réquisitionnée pour le travail obligatoire, et travaillait de nuit dans une usine qui fabriquait des bobines miniatures pour des compteurs de vitesse. Je dus m’habituer à passer mes soirées dans un appartement complètement vide. Les bombardements aériens presque quotidiens vinrent encore aggraver ma situation. Je ne savais pas où aller. Les Juifs n’avaient pas accès aux abris antiaériens, et lorsqu’une bombe incendiaire tomba juste derrière, dans la cour, je ne pus rien faire d’autre que rester à l’endroit où j’étais.
Ma captivité n’était interrompue que par la lecture, la préparation de mon maigre dîner et les tâches ménagères. Je m’amusais souvent à imaginer que j’ouvrais la porte scellée des voisins. La vente d’un seul de leurs tableaux ou de leurs tapis aurait complètement changé notre vie, permis à
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