Survivant d'Auschwitz
jusqu’à dix suicides. Nous pouvions vraiment dire merci à cette loi qui interdisait aux moins de vingt et un ans d’inhumer les morts et qui limitait notre tâche, en ces occasions, à devoir pousser le corbillard et à remplacer le cortège absent.
Lorsque nous en avions le temps, nous enterrions des rouleaux de la Torah. Comme les lois religieuses interdisaient de brûler les Saintes Écritures, toutes les synagogues d’Allemagne avaient envoyé leurs rouleaux au cimetière de Berlin, où ils avaient été rassemblés et centralisés. Aussi sacrés fussent-ils, il ne restait cependant plus personne pour s’occuper de ces rouleaux richement enluminés. Nous déposâmes des centaines d’entre eux dans une fosse commune et leur fîmes des funérailles aussi dignes que solennelles, symbolisant la fin d’une époque.
D’autres fléaux s’abattaient sur nous : les raids aériens nocturnes. Certaines bombes manquaient leur objectif et, chose qui nous paraissait complètement aberrante, tombaient sur la ville des morts.
S’occuper toute la soirée devenait un vrai problème pour moi. Je n’avais plus de parents ni d’amis sur place. Mes collègues de travail habitaient très loin et Maman avait assez à faire comme cela, à essayer d’échanger nos derniers draps contre un peu de margarine.
Je chassais la solitude avec un poste de radio que je m’étais fabriqué moi-même et qui fonctionnait sans courant électrique. J’avais acheté clandestinement en pièces détachées les écouteurs, les cristaux, le condensateur et les bobines ; j’avais tiré un fil dans ma chambre, qui servait d’antenne, et lorsque j’entendis les premiers grésillements du poste, je ne fus pas peu fier.
Explorer les ondes étendu sur mon lit avec mes écouteurs devint mon occupation favorite. Un jour, ce fut le choc. J’avais capté en anglais ! Sûrement une radio clandestine. J’essayai désespérément de rassembler toutes mes connaissances d’anglais, mais sans succès, et tout ce que je réussis à comprendre furent des phrases nazies… Sans doute un émetteur depuis Berlin encore.
Je me mis peu à peu à comprendre que l’Allemagne n’avait pas le monopole du nazisme, comme je le croyais, mais que celui-ci était un « enthousiasme » qui s’exportait visiblement bien, et grande fut ma peine de constater que les nazis avaient de nombreux supporters, notamment dans les pays avec lesquels ils étaient en guerre.
Il existait la réplique anglaise, française et néerlandaise de ces illustrés nazis que je ne connaissais que trop bien. Les nouveaux mots allemands comme Ferntrauung , Kriegseinsatzdienst et Pionierschutzmanschaft n’étaient pas traduits. Les autres pays n’avaient qu’à les comprendre, de gré ou de force…
Il fallut que nous fassions remplacer notre carte d’alimentation, une procédure que la plupart des Juifs tentaient de contourner, afin ne pas se rappeler au bon souvenir des autorités administratives. Nous ne pouvions pas survivre en ayant recours au marché noir et nous dûmes nous résoudre à aller jusqu’à la centrale administrative d’alimentation, place de la Wartburg , ce que nous redoutions tant. Comme nous savions parfaitement que, pour n’importe quel rond-de-cuir nazi, le moindre tampon avec une croix gammée avait valeur d’ordre, nous avions emporté un grand nombre de documents.
« On croyait qu’il n’y avait plus de Juifs dans cet arrondissement et donc plus de cartes à leur distribuer », nous dit une subalterne, d’une voix désagréable. Après de longs palabres, le directeur de service finit par passer un coup de fil à sa direction, pour savoir « si des non-Aryens, dont la présence semblait avoir l’assentiment du Troisième Reich, pouvaient obtenir de nouvelles cartes d’alimentation », et il fallut quelques coups de fil supplémentaires pour vérifier la crédibilité de notre demande. Il était tôt, les employés bâillaient encore de l’ennui de la veille et c’est ainsi que, par manque de contrordres, nous obtînmes les précieux carnets de tickets, qui représentaient pour nous quelques mois de produits essentiels : pain, farine, pommes de terre, confiture, sucre et margarine. Le même jour, à midi, ordre fut donné de ne plus donner de tickets d’alimentation aux Juifs et d’arrêter tous ceux qui se présentaient.
Nous eûmes également des ennuis avec le meublé d’une pièce et demie que nous louions. « Eh quoi !
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