Survivant d'Auschwitz
de chambrée, bref, à tous. Nous l’avions même aperçu, pauvre gosse, pousser sa chanson dans un bloc voisin, où sa manière ridiculement triste de chanter faisait fureur, était applaudie à tout rompre et généreusement gratifiée d’un bol de soupe.
Il avait pris une autre habitude, que nous avions bien du mal à lui faire perdre : il crachait sur tous ceux qui le taquinaient. Or, à force de faire le clown, inévitablement les gens se moquaient de lui. Il se décrivait lui-même en disant : « Moi, j’ai la tête comme un cul avec deux oreilles ! » Le problème est qu’il se comportait comme tel, et c’était à nous ensuite d’aller le sortir du pétrin, chaque fois qu’il allait faire le malin devant les forts-à-bras ukrainiens.
La plupart des gardiens SS étaient originaires des pays satellites fascistes, mais bien que ces gens fussent les représentants de la « gloire germanique », ils n’en parlaient pas plus la langue que les détenus de leur pays. Qui sait, peut-être ces mercenaires étaient-ils emplis de la même haine qu’eux ?
Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre toute l’absurdité, au quotidien, de notre civilisation. Nous en avions un bel exemple au bloc. La victime était un jeune Tsigane, dont le propre père portait l’uniforme de l’oppresseur, un Slovaque, qui s’était enrôlé dans l’armée, avant même qu’Hitler ne décidât d’exterminer les Tsiganes, qui, soit dit en passant, étaient vraisemblablement les représentants les plus anciens de la race aryenne. Toujours est-il qu’il portait sur sa casquette l’emblème SS, avec la tête de mort et les fémurs croisés, et qu’il était chauffeur de camions, de ceux-là mêmes qui avaient transporté toute sa famille dans les chambres à gaz ! Parfois, il passait devant notre camp, mais son fils n’osait pas aller lui parler. Tous deux craignaient d’être dénoncés et se faisaient juste un petit signe de la main. Peut-être, au fond, préféraient-ils ne pas avoir à se reconnaître.
Nous vivions dans un drôle d’univers dont j’étais incapable, fût-ce avec la meilleure volonté du monde, d’en désigner les véritables responsables. Si j’optais pour l’idée que les coupables étaient les instruments dociles de l’empire SS, il suffisait que je songe au père du jeune Tsigane – au volant de son camion, complètement sous l’emprise de l’autorité et de la peur – pour que je change d’avis. Si je décidais que l’entière faute de notre destin revenait à Hitler, je ne pouvais m’empêcher de repenser – pour l’avoir vu de si près, à quelques mètres de moi – qu’à mon instar, pauvre innocent que j’étais, il n’était ni plus ni moins qu’un être de chair et de sang. Si je concentrais ma haine sur l’aristocratie – dont le seul commerce était la guerre, qui s’en répartissait les bénéfices à Monowitz, et envoyait ses fils nous surveiller dans les camps –, la seule image qui m’était renvoyée était celle d’un monde non pas régi par l’affect ou le passionnel, mais par la loi de la tradition.
Si je cherchais plus haut encore, tentant de trouver explication auprès du divin – dont je n’avais jamais cependant ressenti la toute-puissance –, une seule question me taraudait : était-il vraiment si sûr qu’Il se préoccupât de cet animal qu’est l’Homme plus que de toutes les autres créatures dans l’univers ?
Pour l’heure, nos sujets de préoccupation immédiats se limitaient à notre chambrée. Elle était devenue, au fil de la routine quotidienne, notre chez-nous, un endroit où nous n’avions plus à avoir peur.
Nous avions trouvé la bonne technique pour résoudre le problème de la poussière et de la paille le matin sur les châlits du bas, une fois que les lits étaient faits. Il fallait, de façon très synchronisée, que les occupants des châlits du dessus – c’est-à-dire nos aînés et le personnel – secouassent les premiers leurs couvertures, puis venait le tour de ceux du milieu, et enfin de ceux du bas.
Les détenus importants choisissaient toujours les châlits du haut, car ils avaient plus d’espace au-dessus de leurs têtes et, en cas de nécessité, s’en extirpaient plus rapidement. Les détenus des châlits du milieu écopaient de toutes les inspections de chambrée, donc de tous les ennuis. Ceux du bas y échappaient, mais, en contrepartie, se prenaient les pieds de ceux qui grimpaient
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