Survivant d'Auschwitz
le flot de déportés qui entraient et sortaient, plus personne ne parla du petit épicier et je ne connus jamais le fin mot de l’histoire de Keding.
L’arrivée de nouveaux venus entraîna le transfert de certains d’entre nous vers d’autres camps – destination Birkenau cette fois – où apparemment il y avait un chantier de maçonnerie, si ce n’est que là, nous étions à cinq minutes du bois où se camouflaient les chambres à gaz, et nous ne le savions que trop. Notre doyen de bloc, à qui revenait la douloureuse tâche de faire des sélections, le savait bien, lui aussi.
Nous reçûmes l’ordre de nous mettre en rang. Le doyen de bloc appela d’abord, sans regarder sur sa liste, le nom de ceux qui avaient occasionné des ennuis au bloc : les Polonais qui avaient fait du marché noir, les Tsiganes qui faisaient pipi au lit, les garçons qui avaient des affections contagieuses sur le crâne, les ultranationalistes, enfin ceux qui dormaient avec leurs chaussettes. Ensuite, il se mit à arpenter le sol le long de nos rangs et, comme il n’avait plus le choix, désigna ceux dont il pensait que, de toute façon, ils ne s’en sortiraient pas.
Ce soir-là, nous restâmes dans nos chambrées, le moral au plus bas. Tout ce qu’il restait du « Petit-Berlin » était Gert le Blond, les deux Kurt – le Petit et le Grand –, Gert l’Effronté et moi. Nous n’étions même pas sûrs d’avoir eu de la chance. Huit mois auparavant, à peine, alors que tous les adolescents survivants avaient été rassemblés pour former l’école de maçonnerie, le bloc entier, élèves et professeurs compris, avait été transféré à Birkenau et plus personne n’avait jamais plus entendu parler d’eux.
Le plus jeune des détenus était un Juif de douze ans, d’apparence slave. Il avait un visage d’enfant et était arrivé à Auschwitz, en mai 1943, avec ses quatre cousins, un peu plus âgés mais physiquement tout aussi petits que lui. Sur place, à la gare, au moment du tri de leur convoi, ils avaient été sélectionnés tous les cinq et désignés comme « messagers ». Trois d’entre eux avaient été affectés à notre camp et vivaient au bloc 16. On les appelait les « coureurs », parce qu’ils passaient leurs journées à galoper dans tous les sens, faisant la liaison entre les kapos et la direction SS.
Nous tâchions d’entretenir de bonnes relations avec ces trois gamins bien attifés, car ils étaient non seulement à la pointe de l’information, mais intimes avec un certain nombre de gens très influents au camp. Ces efforts pour entretenir les liens entre les « coureurs » et nous-mêmes étaient toujours source à histoires, car il leur était reproché de se prostituer pour garder leur situation enviable. Le bruit avait même couru qu’ils portaient des dessous en dentelle rose.
« Et pourquoi pas ? me disait Gert le Blond pour m’apprendre les choses de la vie. Après tout, moi aussi, quand j’étais à Monowitz, j’avais des relations homosexuelles avec mon kapo. On prenait tous les deux notre plaisir et on aurait eu bien tort de s’en priver. Qu’est-ce que j’aurais pu faire d’autre pour lutter contre la dureté du travail, la faim, les maladies ? »
« Tiens, regarde Petit Kurt, poursuivait Gert, il a l’air d’un enfant comme ça, avec son air naïf, mais lui aussi le fait. Pose-lui la question, tu verras ! Il glousse comme une poule, quand il en parle. »
Les jeunes qui, par manque de maîtrise de soi, s’offraient au stupre de certaines de leurs relations, étaient en général très mal vus et il valait mieux qu’ils gardent le silence sur leurs aventures. Mais comment en vouloir à Kurt, qui était si pur encore ? Il ne réalisait même pas ce qu’il faisait. C’était encore un véritable gamin, avec ses pitreries et ses petites comptines, et c’est bien ce qui était triste !
Kurt était vraiment notre enfant à problèmes. Issu d’une famille d’intellectuels connus, il avait certainement été gâté à la maison et tenu à l’écart des réalités du monde. Mais ici, en l’occurrence, il était tellement décalé que nous commencions à craindre pour sa santé mentale et nous nous étions réellement mis à le materner. Parmi ses bêtises, il nous rebattait les oreilles, par exemple, avec sa dernière petite chanson paillarde – que nous lui avions apprise –, et il nous la chantait en boucle, à nous, aux professeurs, aux chefs
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