Survivant d'Auschwitz
pas non plus de noter qu’ils avaient une armoire métallique, privilège absolument rarissime.
« Le coiffeur du camp n’est pas quelqu’un de bien pour toi, me dirent-ils – comme si je ne le savais pas déjà –, tu ferais mieux de ne plus avoir de contacts avec lui. Viens plutôt chez nous, nous avons de bonnes relations avec des civils et nous pouvons facilement avoir accès aux vêtements, qui sont des articles qui s’échangent très bien. Tu nous es sympathique et nous aimerions bien devenir amis avec toi. »
Après un tel accueil, j’allais leur rendre visite presque quotidiennement et il arrivait très souvent qu’ils m’invitent à dîner, un luxe que peu de détenus pouvaient se targuer de connaître. Ils m’apprenaient le français, ainsi que quelques chansons d’amour de la légion étrangère. Ces simples tailleurs belges n’avaient pas grand-chose en commun avec ces gros durs du Sahara, mas on aurait dit que l’âpreté de leurs vies respectives les avait, d’une certaine manière, scellés dans une même fraternité. J’étais sous le charme chaque fois qu’ils interprétaient, emplis d’émotion, ces complaintes d’amour chantées au milieu du désert par un légionnaire pour une douce fille au loin.
Je contribuais à ces rencontres sympathiques en leur racontant, de mon côté, mes histoires du temps de l’école, des blagues, ou les derniers faits de gloire de notre doyen de bloc, que nous avions surnommé le « hanneton noctambule ». Nous devînmes bons amis, et j’avais l’impression d’avoir trouvé une deuxième maison.
Un soir, ils reçurent la visite d’un ami, dont le manque d’humour m’inspira d’emblée de l’antipathie : c’était un kapo juif de Birkenau, qui devait y être retransféré, et il me fit une proposition : si j’acceptais d’être « sa petite amie », il m’emmènerait avec lui et me prendrait sous son aile.
Mes amis trouvaient cela génial. « Tu as de la chance qu’il s’intéresse à toi ! Il est riche, influent ; si tu deviens son protégé, rien ne pourra plus t’arriver, et quand tu seras en position de force, tu pourras facilement aider ta mère. »
Impressionné par toutes ces promesses, je me mis à bavarder avec lui. Il m’emmena avec lui dans l’un des châlits sombres et, au lieu de répondre à mes questions, il se mit à me tripoter le pantalon. Il fallait que je réagisse très vite. Je sautai en l’air et quittai le bloc précipitamment.
Après cet incident, je ne retournai jamais plus voir mes amis. Lorsque nous nous croisions à l’extérieur, nous détournions nos regards, eux parce qu’ils avaient honte de leurs vilaines intrigues et moi parce que j’avais failli tomber dans le panneau.
« Mais je le savais depuis longtemps ! me dit Gert lorsque je lui contai ma mésaventure, tu n’es pas le seul à découvrir que ce genre d’“amis” sont tous les mêmes, dès qu’on les approche d’un peu plus près. On ne peut faire confiance qu’à soi-même. » Plus tard, j’appris que mon « fiancé éconduit », retourné depuis longtemps à Birkenau, s’était enfui. Je lui souhaitai bonne chance !
Je fus assigné à un nouveau travail, au dépôt des matériaux. C’était l’un des kommandos numériquement les plus importants – il comptait mille hommes –, et le travail y était des plus monotones. Il était composé en grande majorité de nouveaux venus, d’ouvriers non qualifiés, en bref, d’esclaves tout au bas de l’échelle sociale du camp. Le travail était dur. Il fallait charger des wagons de briques, de ciment et de graviers en un temps précis, qui n’était réalisable qu’au prix d’une cadence infernale et d’heures supplémentaires. Quand il n’y avait rien à charger, nous devions faire des pyramides avec ces matériaux, et pire parfois, déplacer un tas d’un point à un autre. Nous passions ainsi la journée à transporter du matériel, pierre par pierre, traverse par traverse, et nous étions complètement abattus à la pensée que nous ne survivions que pour finir en brouette humaine ou en galérien des Temps modernes.
Au cours de premiers jours – les contremaîtres ne connaissaient pas encore mon visage –, je réussis parfois à m’esquiver. Aiguillonné par une curiosité enfantine, j’allais inspecter le site : la zone industrielle du camp d’Auschwitz, une véritable ville, où se côtoyaient toutes sortes d’ateliers, comme la
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