Survivant d'Auschwitz
lorsque toute la famille était venue s’incliner auprès de lui ; j’avais travaillé au cimetière ; j’avais vu des corps pendre sans vie à la clôture électrique. Mais là, ce n’était pas pareil ! Gert n’avait pas le droit de mourir. Il était jeune, innocent, en bonne santé, débordant de vie et, surtout, il était notre camarade, celui qui avait lutté avec nous pour survivre, espéré avec nous des jours meilleurs. Non ! Je ne voulais pas voir la mort accomplir son travail, je ne supporterais pas de voir Gert, au visage si jeune, avec ses cheveux blonds, son nez large, ses lèvres pleines, ses taches de son, là, mort, étendu sur un brancard. Non, il m’était impossible d’y aller.
Je fis part de ma décision à Gert l’Effronté, qui me confia que l’essentiel était que quelqu’un y aille, et qu’au fond cela n’avait pas beaucoup d’importance que nous soyons deux ou qu’il soit seul.
Gert le Blond nous avait quittés, bientôt il serait oublié. Je songeai combien le destin de la jeunesse allemande était semblable au nôtre. Les fils de notre ennemi mouraient eux aussi contre leur gré. Il y a quelques années, Gert partageait les mêmes bancs d’école qu’eux ; un professeur d’histoire leur avait conté les gloires d’antan et énuméré les conquêtes et intérêts de tous les personnages qui justifiaient son existence. Aujourd’hui la jeunesse en payait les dividendes ! Gert le Blond avait été déporté dans un camp de concentration, pendant que ses camarades partaient à la conquête de l’Europe. Et voici que le destin les réunissait. L’un – dont les hardes rayées étaient déjà sur le dos d’un autre – allait atterrir nu sur un bûcher de Birkenau, tandis que les autres, en uniforme feldgrau , pieds nus – on leur avait volé leurs bottes depuis longtemps –, étaient en train de se décomposer dans les steppes russes.
Ces nouvelles amères me déstabilisèrent beaucoup et modifièrent mon attitude. Jusqu’à présent, j’avais supporté sans broncher la vie du camp, en attendant que cela change. Aujourd’hui toutes ces pensées s’entrechoquaient dans ma tête et l’espoir m’abandonnait. Je doutais de pouvoir résister encore longtemps à une telle tyrannie. Cette misère était sans fin et le tribut que nous payions était trop lourd. J’étais de plus en plus émacié. La libération n’était plus qu’un rêve lointain, survivre, une prouesse que même les plus forts n’étaient pas certains de réussir. Par désespoir, je commençai à m’intéresser de près aux quelques rares tentatives d’évasion qui avaient été osées par des prisonniers et, dans la perspective de cette éventualité, je me mis à améliorer mes connaissances de polonais et à graver chaque détail de mon environnement dans ma mémoire.
La fuite la plus rocambolesque du camp d’Auschwitz avait eu lieu non loin de mon ancien chantier, là où nous construisions le camp de femmes. Il s’agissait d’un camarade qui, avec de l’or et d’autres objets de valeur – dérobés soit sur le butin des nazis, soit immédiatement aux nouveaux arrivants –, avait tenté sa chance. Au lieu d’échanger l’or directement contre de la nourriture, il l’avait stocké en attendant d’en avoir une quantité suffisante pour monnayer sa fuite auprès d’un civil qui travaillait avec nous. Là, il s’était emparé de la moto d’un garde SS, avait roulé jusqu’à un bâtiment encore en travaux, où il s’était caché dans un renfoncement escarpé sous un escalier et s’était fait emmuré par un maçon courageux. Pendant cinq jours et cinq nuits, les gardes et leurs chiens avaient passé la région au peigne fin, mais il avait le temps et il était bien à l’abri ; il avait emporté des provisions et un petit trou laissant passer l’air lui permettait de respirer. Il resta ainsi pendant une semaine. Puis il abattit la cloison, remonta sur la moto et fonça en pleine nuit sur la route de la liberté.
Cet incident renforça sévèrement les contrôles et les fouilles auprès des civils qui travaillaient avec nous. Certains furent jetés en prison, d’autres condamnés à mort.
La plupart des autres tentatives d’évasion échouèrent et furent la preuve de toute l’efficacité de nos bourreaux. Certains évadés parvinrent jusqu’aux lignes de front alliées, mais furent récupérés à quelques mètres du but. Ramenés au camp – plus morts que vifs
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