Survivant d'Auschwitz
avec la meilleure volonté du monde, je n’en aurais aucun usage, mais il insista et voulut me convaincre que c’était l’instrument idéal pour couper le pain.
« Je n’échange pas mes rations, lui dis-je en m’excusant en quelque sorte, et encore moins contre des gadgets. »
– Je comprends bien, répliqua-t-il dans un dernier effort commerçant, moi aussi j’ai faim, mais s’il te plaît, achète-les-moi ! Fais cela par amitié. » Je n’en fis rien. Pourtant je ressentais de l’amitié pour lui, et je l’avais réalisé lorsque, le soir, tête-bêche sur la paillasse, nous nous retrouvions à mâchonner la seule couverture que nous avions en partage.
Le lendemain en me réveillant, je vis que ma paillasse était mouillée, souillée par l’urine dégoûtante de quelqu’un qui avait encore bu trop d’eau au robinet. Nous nous accusâmes violemment les uns les autres, et tombâmes assez vite d’accord pour dire qu’il fallait punir un tel délit. Le coupable ne pouvait être que le Tsigane, le nouveau, ce « descendant de voleurs, sales et sans aucun savoir-vivre ».
Le jour suivant, je découvris l’identité du vrai pisseur. C’était le Polonais de la paillasse du dessus, qui lui aussi était nouveau. Force fut alors pour moi de constater qu’involontairement j’étais tombé dans le piège des préjugés que précisément je combattais.
*
C’était l’été. Nous étions sur le chantier d’agrandissement de douze ateliers supplémentaires pour l’ Unionswerke . Il fallait d’abord aplanir le sol, ensuite creuser les fondations, et enfin déblayer le terrain.
Dans les livres d’histoire, on voyait les esclaves comme des gaillards grands et forts, la poitrine nue et brillante de sueur. Nous, c’était différent, nous n’avions pas ce privilège. Nous travaillions en plein soleil, affaiblis et sous-alimentés, et nous étions obligés de garder nos vestes. Les retirer aurait équivalu à une tentative de fuite.
Comme nous transportions du matériel venant de toutes parts jusqu’au chantier, nous pouvions aller satisfaire notre curiosité en faisant quelques détours. C’est ainsi qu’un jour, alors que nous arrachions des baraquements le long de la voie de chemin de fer, nous eûmes l’occasion de voir les wagons bondés de Juifs allemands, hollandais, belges et français, emplis des mêmes espoirs que nous jadis. Ils se pressaient contre les ouvertures d’aération des wagons à bestiaux, nous faisant des signes, et nous restions là, totalement impuissants…
La plupart du temps, les convois partaient directement à la mort, acheminés comme du bétail à l’abattoir. Une fumée noire et épaisse montait lentement des crématoires de Birkenau vers l’ouest, annonçant que le voyage était fini.
La baraque de la désinfection des civils se trouvait juste à côté de notre chantier et le garde nous demandait souvent de faire pour lui toutes sortes de menus services bizarres.
Un jour, il m’appela pour nettoyer sa guérite de sentinelle. J’étais penché, en train de balayer par terre, quand brusquement il me donna un sandwich en disant : « Tiens, prends, mais fais attention à ne pas te faire repérer à la fenêtre. »
Il était surpris que je lui dise « Danke schön * 6 » dans un allemand parfait, et m’ordonna de balayer jusqu’à ce qu’il me dise de m’arrêter. Puis il se mit à parler.
« Oui, je suis un SS, mais je reste un être humain. Oui, parfois, nous cognons, cela fait partie de notre travail. Mais ne crois pas que ce qui se passe là-bas devant, fit-il en pointant l’ouest, est notre faute. Nous y assistons, tout aussi impuissants que vous. Bien sûr, officiellement, nous ne savons rien, mais qui peut ignorer ce qui se passe à Birkenau ? Nous le savons encore mieux que vous, détenus ; d’ailleurs beaucoup parmi nous deviennent fous. Nous ne savions pas que le métier de soldat nous mènerait là, et maintenant c’est trop tard ; nous n’avons plus d’autre issue. »
On aurait dit qu’il voulait que je le plaigne. Je continuai à balayer par terre, silencieux, comme si de rien n’était. Puis il me renvoya et se remit à hurler – puisque c’était ce qu’on attendait de lui.
Gert l’Effronté travaillait dans l’équipe de nuit qui faisait les travaux de réparation à la boulangerie ; un bon boulot, qui lui permettait de se procurer du pain, qu’il jetait par-dessus la clôture de la boulangerie
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