Survivant d'Auschwitz
à un complice qui attendait de l’autre côté et le faisait passer à l’intérieur du camp. Mais Gert n’était pas satisfait et il se plaignait d’être toujours fatigué et nerveux.
« C’est vrai, me disait-il, les conditions de travail sont plutôt bonnes, pourtant je ne vais pas résister longtemps. Toutes ces nuits, sur l’échafaudage, avec vue sur Birkenau et le brasier, cela m’obsède. Cet horizon de flammes en pleine obscurité ! Vous, pendant ce temps-là, vous dormez bien au chaud et vous ne voyez que les pains, mais crois-moi, rien, absolument rien ne peut compenser une telle vision. »
Nous nous cassions la tête pour trouver un moyen de faire quelque chose, mais quoi ? Se venger et tuer un garde ? Nous aurions pu le faire sans problèmes, mais les représailles auraient été terribles. Organiser une révolte et prendre d’assaut la garnison du camp ? C’était nous livrer directement aux renforts SS qui seraient immédiatement arrivés. S’il y avait une mutinerie sur place, les nazis n’auraient pas hésité à envoyer les chars contre les leurs !
Nous avions entendu parler de la révolte au ghetto de Varsovie – où les conditions étaient pourtant plus favorables au combat qu’ici – et cela nous rendait pessimistes, ce qui, vu les circonstances, n’était pas surprenant. Des camarades au camp m’avaient donné quelques rudiments de stratégie sur le déroulement de la guerre (que j’avais jusqu’ici plus imaginée comme une partie de foot que comme une science) et j’en étais resté complètement déprimé.
Jacob était un grand et massif boxeur juif, un cas isolé et étonnant, et il faisait l’objet de sentiments contradictoires au camp. Il avait grandi en Pologne et, à ce qu’on disait, fait le tour du monde, comme entraîneur de boxe, accumulant gloire et renommée. Ce qu’il faisait par contre au camp était tout sauf glorieux : il travaillait au bunker . Nous aimions bien voir sa gigantesque silhouette, qui en imposait même aux SS. Il restait enfermé et n’avait pas le droit de sortir, sauf pour aller chercher sa ration. Deux fois par jour, il faisait l’aller-retour entre le bloc 11 et les cuisines, accompagné de deux gardes armés. Parfois, c’était lui qui nous donnait le fouet. Les uns estimaient qu’il devait refuser. Les autres, et parmi eux de nombreux jeunes, qui avaient eu à éprouver à la fois le fouet et le bunker , disaient qu’il était doux. Tant qu’à être battus, ils préféraient que ce soit plutôt par un codétenu que par un SS.
Les autres codétenus dont les qualifications pouvaient se retourner contre nous étaient les chirurgiens qui pratiquaient les castrations. Ils officiaient à Birkenau, l’enfer qui convenait à leurs activités, et nous ne les connaissions qu’à travers leurs victimes, des camarades juifs de notre bloc. Parmi tous ces amis et ennemis, il ne fallait jamais oublier que l’ennemi se trouvait parmi certains kapos et doyens de bloc qui étaient parfois plus directement responsables de notre situation que les gardiens SS eux-mêmes. Nous aspirions à nous venger. Nous avions de notre côté beaucoup de gens importants, et nous harcelions nos adversaires jusqu’à ce qu’ils soient éliminés. Dans notre camp, nous pratiquions la méthode du chantage, mais dans d’autres camps – plus durs que le nôtre – cela pouvait aller jusqu’au meurtre.
Nombre de détenus furent envoyés par convois entiers sur le front est pour creuser des tranchées. D’autres, essentiellement des femmes et des Polonais, une paire de galoches neuves aux pieds et une tenue rayée propre sur le dos, furent envoyés dans les usines, en Allemagne. Je ne reçus plus de lettres de Maman. Il paraît qu’elle avait fait partie d’un transport, elle aussi.
Les convois continuaient d’arriver avec des flots de déportés. Birkenau était en surnombre et il fallait leur faire de la place… Il y eut de nouvelles sélections. Le soir, à l’appel, je constatai avec consternation que le nombre de Juifs s’était réduit comme une peau de chagrin ; nous n’étions plus que quinze, soit deux pour cent de notre bloc.
Gert le Blond était mort d’une pneumonie et Gert l’Effronté remua ciel et terre pour pénétrer au Revier et lui rendre un dernier hommage. Il me demanda si je voulais l’accompagner. J’étais habitué à la mort. J’avais vu mon cher Grand-Père, cireux, usé par l’âge, sur son lit de mort,
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