Survivant d'Auschwitz
de leur préparation comme « volontaires » de la Wehrmacht . Devant son besoin urgent de chair à canon, celle-ci avait décidé de former un bataillon avec d’anciens détenus.
Les futurs soldats – dans l’unique perspective de pouvoir déserter – étaient heureux d’être enrôlés. Ils avaient tu leurs premiers scrupules et rêvaient qu’ils allaient rejoindre les armées alliées. Notre doyen de bloc – apparemment, il avait fallu le persuader – s’était lui aussi porté « volontaire ». Le bloc 8, devenu un centre d’entraînement militaire, était en face du nôtre, et l’on racontait que le doyen s’était complètement métamorphosé : il s’était mis à boire, errait comme hébété dans le camp et évitait ses anciens amis. Nous ne réentendîmes parler de lui que pour apprendre un jour qu’il s’était suicidé. Lui ! Notre père impitoyable et sévère, le dictateur-bienfaiteur du bloc 7a, s’était donné la mort !
Notre nouveau doyen de bloc était un Polonais, sombre et renfrogné, qui n’avait pas grand-chose en commun avec son illustre prédécesseur. Nous l’avions surnommé « tête de carpe », tant il était muet et en avait le faciès. Bien qu’il fût, lui aussi, très sévère et prompt à déclarer le couvre-feu pour nous punir au moindre désordre dans le bloc, il se comportait plus en maître d’école qu’en protecteur. Son seul souci était la direction du bloc, mais le reste – ce que nous faisions de notre temps libre, ce que nous tentions pour survivre –, tout cela lui était complètement égal. Quand nous avions des problèmes et allions le trouver pour lui demander de nous aider, il nous répondait en haussant les épaules, d’un air impuissant : « Je ne suis pas Dieu le Père ! Simplement le chef du bloc 7a. »
Il n’avait pas grande influence dans la sphère des Prominenzen – il parlait mal l’allemand, sa voix ne portait pas suffisamment pour en imposer, enfin son bloc ne se composait que de détenus pauvres et insignifiants, qui ne rapportaient aucun pot-de-vin et ne pouvaient pas contribuer à faire de lui un délégué riche et important. Même nous, n’avions pas d’estime pour lui. Nous l’évitions, mais – à son grand désarroi – moins par peur de lui que par volonté de l’ignorer.
Très vite après mon retour, je retournai rendre visite à notre cher médecin d’école, si sollicité de toutes parts. Comme s’il se sentait personnellement responsable de tout ce qui nous arrivait, il me questionna abondamment sur la manière dont les choses s’étaient passées au Revier et je répondis à tout en détail.
C’est alors qu’il me fit une confidence : il avait immédiatement réalisé à quel point mon état était sérieux, mais il l’avait tenu secret. Pour raccourcir mon temps de séjour – inévitablement dangereux au Revier – et faire en sorte que je ne sois pas obligé d’attendre longtemps avant d’être opéré, il avait mis de la crème sur mon phlegmon pour le faire mûrir et qu’il soit prêt à être incisé. Je le remerciai profondément, mais il était trop occupé pour lever les yeux. Avec une tendresse de maman, il était en train de retirer une teigne du crâne d’un petit Tsigane, qui s’infectait.
*
Pendant ses premiers mois au camp, le détenu passait tout son temps libre à ruminer sur l’avenir. Mais une fois qu’il connaissait tous les détails déprimants de la vie concentrationnaire, il cessait, n’ayant plus le courage d’un tel exercice, et se bornait juste à survivre. Plus tard, lorsqu’il était passé par les multiples épreuves de la vie concentrationnaire et de la misère de sa condition, il n’aspirait plus qu’à une chose : oublier.
Nous les jeunes, nous avions trouvé le bon moyen pour cela : chanter ! Que cela soit lors des nombreux couvre-feux dans le bloc, pendant la douche hebdomadaire nous chantions, pour chasser la solitude nous chantions, nous chantions tout le temps et toutes sortes de chants différents : des mélopées tsiganes, des chansons d’amour, des airs populaires de l’Europe entière, des chants de partisans. Et nos airs préférés nous servaient de signe de reconnaissance.
Moi, j’avais une chanson française que j’adorais : c’était l’histoire d’amour d’un jeune garçon, qui racontait à sa mère pourquoi il était rentré dans la Légion : Pas parce que je suis un assassin / Pas parce que je suis un
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