Taï-pan

voulez-vous ? »
    Struan acquiesça et ils se promenèrent au bord de l’eau.
    « Il paraît que vous ne possédez cette île que depuis deux mois, dit le grand-duc en désignant d’un geste large les sites de construction de la Vallée Heureuse. Et cependant, vous avez déjà presque construit une ville. Votre énergie et votre ingéniosité sont stupéfiantes.
    — Ma foi, Altesse, s’il y a quelque chose à faire, c’est pas la peine d’attendre, pas vrai ?
    — Évidemment. Mais je trouve curieux, la Chine étant si faible, que vous ne vous empariez que d’un rocher stérile. Sûrement, il doit y avoir d’autres proies.
    — Nous ne cherchons pas de proies, en Chine. Rien qu’une petite base où nous pourrons caréner et radouber nos navires. Et puis je ne dirais pas qu’une nation de trois cents millions d’individus est faible.
    — Alors, la guerre n’étant pas finie, je suppose que vous attendez de solides renforts. Des armées, et non quelques milliers d’hommes. Une flotte, et non une trentaine de navires ?
    — Son Excellence pourrait mieux vous répondre que moi. Mais je dirais que toute puissance qui attaque la Chine aurait une bien longue lutte en perspective. Sans les plans et les hommes nécessaires. Le pays est illimité.
    — La Russie est illimitée, rétorqua Sergueyev. Mais symboliquement seulement. En réalité, la Russie elle-même a ses limites. L’Arctique et l’Himalaya, la Baltique et le Pacifique.
    — Vous avez pris des terres au nord ? »
    Struan s’efforça de ne pas montrer sa stupéfaction. Où, pour l’amour de Dieu ? Au nord de la Mandchourie ? La Mandchourie ? Ou la Chine, ma Chine ?
    « Notre mère la Russie s’étend d’une mer à l’autre. Sous le regard de Dieu, Taï-pan, dit Sergueyev avec simplicité. Vous devriez voir la terre de notre mère la Russie pour comprendre ce que je veux dire. Elle est noire, et riche et pleine de vie. Et pourtant, nous en avons brûlé près de trois mille kilomètres pour mettre en échec Bonaparte et sa Grande Armée. Mais j’appartiens à la terre. Je vous laisse les mers, Taï-pan… Ce fut un grand combat, cet après-midi. Et une gageure intéressante. Très intéressante. »
    Le sourire de Struan creusa dans ses joues des rides profondes.
    « Dommage qu’il y ait eu match nul. Nous ne saurons jamais, n’est-ce pas, Altesse, qui était le meilleur des deux.
    — Vous me plaisez, monsieur Struan. J’aimerais être votre ami. Nous pourrions être fort utiles l’un à l’autre.
    — Je serais très honoré de vous assister. »
    Sergueyev sourit en montrant ses dents éblouissantes.
    « Nous avons le temps. L’avantage de l’Asie sur l’Europe est son appréciation du temps. Ma famille est originaire de Karaganda. C’est de ce côté-ci de l’Oural, donc je suis un peu asiatique. Nous sommes des Kasaki. Certains nous appellent “cosaques”.
    — Je ne vous suis pas. L’Oural ?
    — Une chaîne de montagnes qui va de l’Arctique à la mer Caspienne. Elle sépare la Russie d’Asie de la Russie d’Europe.
    — Je connais si peu la Russie… et l’Europe, d’ailleurs.
    — Vous devriez venir chez nous. Accordez-moi six mois de votre temps et laissez-moi vous inviter. Il y a beaucoup à voir, des villes, des océans de pâturages, les steppes… Cela pourrait vous être profitable. D’immenses marchés pour le thé, la soie, toutes sortes de marchandises. Et nos femmes sont belles !
    — J’ai beaucoup à faire ces jours-ci. La semaine prochaine ?
    — Allons, ne plaisantons pas. Je parle sérieusement. Je vous en prie, pensez-y. L’année prochaine, l’année suivante. Je crois que c’est très important. Pour vous, pour votre pays, pour l’avenir. La Russie et la Grande-Bretagne ne se sont jamais fait la guerre. Depuis des siècles, nous sommes alliées, et nous sommes toutes deux en mauvais termes avec la France, notre ennemie héréditaire. La Russie a d’infinies ressources terriennes, et des millions d’hommes, d’hommes forts. Vous êtes pauvres en terres, donc vous avez besoin de votre empire, et nous ne vous le dénions pas. Vous régnez sur les mers, et cela nous plaît. Vous avez votre extraordinaire puissance industrielle et les richesses que cela comporte. Nous serions très heureux. Vous avez des marchandises et les moyens de les livrer et nous avons les débouchés. Mais nous avons aussi des marchandises que vous pouvez utiliser, la matière première