Taï-pan
prêts d’argent. Ayeee yah, et quel prêteur ! Chose incroyable, il était si riche qu’il prêtait de l’argent à un et demi pour cent de moins que le taux normal et monopolisait ainsi ce commerce. On chuchotait qu’il était associé avec le Taï-pan lui-même et qu’avec la mort de l’oncle barbare de nouvelles richesses lui reviendraient.
Chez les Triades, Gordon Chen n’avait nul besoin d’asseoir sa position. Ils savaient tous qui il était et lui obéissaient aveuglément. Cela dit, les Triades travaillant comme coolies, maçons, dockers, blanchisseurs, et tous les autres métiers avaient parfois aussi besoin d’emprunter de l’argent et besoin de se loger ; en conséquence, eux aussi portaient bruyamment le deuil de l’oncle barbare de leur chef. Ils savaient qu’il était bon d’être dans les bonnes grâces du Taï-pan de Tai Ping Shan.
Tout le peuple gémissait donc avec les pleureurs, appréciait hautement la tragédie de la mort et bénissait son joss d’être vivant pour pleurer, manger, aimer, gagner de l’argent et peut-être, avec du joss, devenir aussi riche et bénéficier ainsi d’une face colossale, dans la mort, devant tous les voisins.
Gordon Chen suivait le cortège. Il était très digne et déchirait ses vêtements – mais avec retenue – et criait aux dieux la grande perte dont il souffrait. Le Roi des Mendiants le suivait et, ainsi, tous deux gagnaient de la face. Et les dieux étaient contents.
Lorsque la tombe fut comblée de terre sèche et stérile, Sarah suivit Struan au canot.
« Je viendrai à bord ce soir », lui dit-il.
Sans lui répondre, elle s’installa à l’arrière et tourna le dos à l’île.
Quand le canot fut en mer, Struan retourna, vers la Vallée Heureuse.
La route était encombrée de mendiants et de coolies porteurs de chaises, mais ils n’assaillaient pas le Taï-pan ; il continuait de payer le tribut mensuel au Roi des Mendiants.
Struan aperçut Culum avec Tess, au milieu de tout le clan des Brock. Il s’approcha, souleva son chapeau pour saluer les dames et se tourna vers Culum.
« Veux-tu faire quelques pas avec moi, Culum ?
— Certainement. »
Il n’avait pas parlé à son père depuis leur retour, en tout cas pas de choses importantes comme les conséquences de la mort de Robb ou la date éventuelle de l’annonce des fiançailles. Ce n’était pas un secret qu’il avait demandé à Brock la main de Tess, à Whampoa, et qu’il avait été accepté, d’un ton bourru. Ce n’était pas un secret non plus qu’en raison du deuil soudain, l’annonce devrait attendre.
Struan salua et s’éloigna avec Culum.
Ils marchaient en silence. Ceux qui les avaient vus avec les Brock hochaient la tête, stupéfaits que Brock eût approuvé une union qui était manifestement une idée du Taï-pan.
« Bonjour, Mary », dit Struan en voyant Mary Sinclair s’avancer vers eux, avec Horatio et George Glessing.
Elle était pâle et paraissait fatiguée.
« Bonjour, Taï-pan. Pourrais-je passer vous voir cet après-midi ? Vous auriez peut-être un moment à me consacrer ?
— Sûr. Naturellement. Chez moi ? Au coucher du soleil ?
— Merci. Je ne sais pas vous dire combien je suis navrée de… de votre perte.
— Oui, dit Glessing. Une malchance terrible. »
Au cours des semaines, il était de plus en plus impressionné par Struan. Quoi, quelqu’un qui a été de la Royal Navy, qui était moussaillon à Trafalgar, était digne du plus grand respect, par Dieu ! Lorsque Culum le lui avait dit, il avait aussitôt demandé sur quel navire, mais Culum, à sa profonde stupéfaction, lui avait répondu qu’il ne l’avait pas demandé. Glessing aurait bien aimé savoir si par hasard ce n’aurait pas été sous les ordres de son père que le Taï-pan avait servi. La question était sur le bout de sa langue, mais il ne pouvait pas la poser, puisque Culum le lui avait dit en secret.
« Nous sommes tous désolés, Taï-pan, dit-il.
— Merci. Comment ça va, pour vous ?
— Très bien, merci. Beaucoup de travail, ça, c’est certain.
— Ce serait peut-être une bonne idée de mouiller en profondeur les ancres de tempête des grands bâtiments.
— Vous sentez venir une tempête ? s’écria Glessing.
— Non. Mais c’est la saison des typhons. Des fois, ils viennent de bonne heure, des fois plus tard.
— Merci du conseil. Je donnerai des ordres cet après-midi. »
Bougrement sage, se dit le
Weitere Kostenlose Bücher