Talleyrand, les beautés du diable
confortablement installé dans son bureau, faisant le point sur sa campagne électorale avec l’abbé Gouttes, son secrétaire. Ensuite, on voit bien qu’il est soucieux. Que se passe-t-il ? Pourquoi tous ces cris discordants qui sont poussés sous ses fenêtres ? Des cris ? Non, on dirait plutôt les hurlements d’une foule en délire. Une émeute ? Oui, vraisemblablement, et avec des bruits de grille secouée par des mains frénétiques, comme si on cherchait à s’introduire de force dans sa maison.
— Allez vous informer, je vous prie.
L’abbé Gouttes n’est pas fringant, lui non plus, dans cette circonstance. Et s’il allait être malmené ? Si les excités lui passaient sur le corps avant de mettre l’évêché à sac ? La misère est si grande, dans la région, au début de cette année 1789...
— Allez vous informer, vous dis-je, enfin, qu’attendez-vous ?
Quelques secondes se passent, interminables sans doute, pour Charles Maurice que l’on imagine faisant machinalement un signe de croix et haussant les épaules à l’idée d’implorer la protection divine.
— Alors ? demande-t-il au père Gouttes revenu tout essoufflé.
— C’est vous qu’ils veulent voir, ils réclament leur évêque. Vite, ne lanternez pas, ils sont en train de lapider un pauvre bougre. Si vous tardez, il n’y survivra pas.
La foule de paysans s’acharnait en effet sur un triste sire au visage tuméfié et aux poignets étroitement entravés.
— Cet homme-là est un meneur de loups, un maudit, un enquéraudeur, un maléficié ! Il est possédé du démon. Il faut que vous nous l’exorcisiez sans délai ! On vous le conduit à la chapelle ?
Hélas ! c’était impossible puisque la chapelle en question n’était plus praticable, tout encombrée qu’elle était de quantité de meubles, de caisses, de cadeaux que Talleyrand avait reçus de ses ouailles, services de vaisselle, bibelots et autres bonnes bouteilles, bref, de tout un tas d’objets étrangers aux exercices de piété.
Sur le perron ! Dans ces conditions il fut décidé avec les délégués des paysans en furie que la cérémonie se déroulerait sur le perron.
— Vite, ma crosse ! Vite, ma mitre, l’abbé.
Voilà, il ne restait plus maintenant qu’à marmotter quelques prières en latin – car Charles Maurice était incapable de se souvenir des formules de l’exorcisme ! – à la suite de quoi la foule – la tourbe ! – s’apaiserait probablement.
— Oui mais, au moment d’élever la main, raconte un chroniqueur, le sorcier étant maintenu devant lui, à genoux, les cheveux hérissés, la physionomie hagarde, tressuant de fièvre et d’épouvante, l’évêque d’Autun s’aperçut que l’essentiel manquait à sa panoplie : il n’avait ni eau bénite ni bénitier. Ce qui ne faisait vraiment pas sérieux !
Il donna aussitôt l’ordre à son secrétaire de bondir à la cathédrale pour se procurer un peu du précieux liquide. Peine perdue, les réserves de Saint-Lazare étaient taries. Les bénitiers de l’église Saint-Laurent, alors ? En vain, ils étaient tout aussi desséchés. La très dévote et bigote comtesse d’Arlon devait avoir l’article ? Oui, elle l’avait mais elle refusa d’offrir la moindre goutte d’eau consacrée à un évêque dont elle connaissait trop bien la mauvaise réputation.
Mais ouf ! on en découvrit enfin un fond de flacon chez « une vieille et simple femme ».
La cérémonie allait donc pouvoir commencer.
Elle fut tragique.
— Tandis que l’évêque trempait le goupillon dans le bénitier pour en asperger le malheureux et chasser de son corps l’esprit malin, se souvient un témoin de la scène, on vit tout à coup cet homme, qui n’avait gardé qu’un souffle de vie, à la suite de tant de violences, tomber à ses pieds raide mort, en s’agrippant à sa chasuble.
Cri d’effroi de Talleyrand qui, dans l’instant, s’effondra évanoui de saisissement pendant que sa main gauche laissa échapper le bâton pastoral qui s’en alla alors rouler de marche en marche... un peu comme le fera le célèbre landau de l’escalier d’Odessa du Cuirassé Potemkine si cher à Eisenstein...
Quelques jours plus tard, le 2 avril, malgré sa grande peur du diable, monseigneur Charles Maurice fut triomphalement élu député du clergé de la province d’Autun. Et le 12 du même mois, soit le dimanche de Pâques, avant d’avoir évidemment pris le temps de
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