Talleyrand, les beautés du diable
avaient souscrit. Les bas de laine ne s’étaient pas dénoués, comme dans toutes les périodes incertaines l’or n’avait pas montré le bout de son carat.
— Je sais où coule le pactole qui renflouera les caisses du royaume, annonce alors Charles Maurice à ses collègues, et si l’on y puise, le peuple déjà trop pressuré n’en souffrira aucunement. Oui, messieurs, ce trésor existe...
Il explique que, pour les avoir gérés pendant quelques années, il n’ignore pas que les biens de l’Église représentent une fabuleuse réserve. Songez que le seul revenu annuel du capital du clergé culminait alors à quelque cent cinquante millions de livres tournois, soit, si l’on veut se risquer au jeu des équivalences, à quatre milliards de nos ex-francs, c’est-à-dire à quasiment six cent dix millions d’euros.
— À qui donc est la propriété véritable de ces biens ? lance-t-il. La réponse ne peut être douteuse : à la nation, évidemment ! Cette fortune n’a-t-elle pas été amassée depuis des siècles grâce aux fidèles généreux ? Il est temps aujourd’hui que ces fidèles-là soient considérés comme des citoyens, et c’est en ecclésiastique que j’ose le dire...
La nationalisation des biens du clergé !
Et le 2 novembre de 1789, à 222 voix de majorité, l’Assemblée votait cette résolution : « Les rentes et biens-fonds du clergé, de quelque nature qu’ils soient, seront remis à la nation. »
— Ainsi donc, vous avez osé, lui écrit madame de Brionne, atterrée, depuis son exil.
— Vos yeux ne veulent point voir, lui répond-il. Comprenez que je suis le seul moyen qui existe pour tirer le clergé de sa détestable position. Il était si près de son anéantissement absolu. Si la méthode que j’ai proposée n’avait pas été acceptée par raison, on y serait venu par nécessité.
Et il enfonce le clou en annonçant déjà que les prêtres eux-mêmes seraient un jour appelés à prêter serment au gouvernement de la nation, qu’ils ne constitueraient plus un État dans l’État.
— Bientôt un clergé-citoyen, soustrait à la pauvreté comme à la richesse, modèle à la fois du riche et du pauvre, saura inspirer une conscience vraie, pure, universelle...
Avec madame de Flahaut, la situation est différente. D’abord parce qu’elle n’a pas fui le royaume et qu’il peut continuer de s’entretenir avec elle viva voce , ensuite parce qu’elle n’est pas aussi intolérante que son ex-rivale. Au contraire ! C’est à elle que plusieurs fois par semaine Charles Maurice vient lire les brouillons de ses discours. Elle l’écoute toujours attentivement et ne se prive jamais d’y mettre son grain de sel. À l’instar de Governor Morris et de La Fayette, elle penche pour la réforme du système politique. Et c’est tout à son honneur si l’on sait que jusqu’alors la Révolution ne lui a pas été le moins du monde bénéfique : son vieux mari Flahaut ne touche plus la pension du comte d’Artois, par exemple, pour cette bonne raison qu’Artois s’est volatilisé au-delà des frontières ; il a aussi vu son traitement d’intendant du Jardin du roi (le futur Jardin des plantes) se rétrécir de moitié, parce que les caisses de l’État sont vides et que l’on flirte avec la banqueroute.
Chez Adélaïde, dans les combles du Louvre, on vit maintenant à la limite de la gêne.
— Je ne vous laisserai pas dans l’embarras, promet Charles Maurice à la mère de son fils.
Il est vrai qu’il pouvait se permettre d’être généreux. Est-ce que l’on ne chuchotait pas sous cape qu’il avait touché cinq cent mille livres pour avoir dépouillé l’Église ?
Il est vrai aussi qu’il s’était empressé de les perdre au jeu...
— C’est exact, explique Le Moniteur dans son numéro daté du 10 novembre de l’année de la prise de la Bastille, l’évêque d’Autun est aujourd’hui possesseur d’un grand nombre d’actions de la Caisse d’escompte et c’est pour conserver ses propriétés acquises par le plus scandaleux agiotage qu’il a fait transformer les biens du clergé en hypothèques pour cette caisse usuraire...
Dieu merci pour Talleyrand, on était encore très loin de cette époque où les juges d’instruction vétilleux s’acharneront – avec ou sans succès – sur les caisses noires des hommes politiques.
Et puis Charles Maurice se moque du qu’en-dira-t-on. On l’injurie, on le traite d’infâme
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