Talleyrand, les beautés du diable
ses tempes si joliment grisées.
— Ma fille, vos trois soeurs ont été fort bien mariées ! L’une à un prince de Rohan, l’autre à un Hohenzollern et l’autre encore à un duc napolitain, il n’est donc pas envisageable que vous vous contentiez d’un petit Csartorisky. Et d’ailleurs, mêlez-vous de ce qui vous regarde ! Allons, a-t-on déjà vu une fille imposer son mari à sa mère ?
— Ce sera Csartorisky ou le couvent !
— Soyez raisonnable ! Et à dire vrai nous n’avons pas le choix puisque le tsar, qui veille sur notre fortune comme vous le savez, le tsar lui-même a exigé que vous épousiez le lieutenant de Périgord.
— Parce qu’il n’est que lieutenant ! Ah ! c’est de mieux en mieux.
— Je m’évertue à vous dire qu’il est le neveu du troisième personnage de l’Empire français.
— Je n’aime pas les Français !
— Moi, ils m’amusent.
Et bon gré mal gré, après avoir longuement sangloté dans les bras de sa vieille et douce gouvernante, la petite Dorothée fut bientôt dans l’obligation de participer à une soirée donnée en l’honneur du lieutenant français.
— Soit, il ne me déplaît pas, avoua-t-elle après l’avoir longuement ausculté de ses grands yeux de myope.
Et il est vrai qu’Edmond avait tout du bel homme. Élancé, élégant, les traits de son visage étaient aussi réguliers qu’aristocratiques, son sourire était fort aimable et son regard ne manquait pas d’une certaine douceur.
Peut-être même était-il trop doux ? En tout cas il n’était pas brûlant.
D’ailleurs, pour qui le connaissait – on songe bien sûr à son cher oncle :
— Edmond ne passait pas pour un foudre de guerre.
Certaines mauvaises langues affirmaient même qu’il était « aussi bête que beau ».
— Il ne me déplaît pas mais j’aime Csartorisky !
— Soit, mais vous ne serez jamais payée de retour, ma fille, puisque je viens d’apprendre que votre prince aux petits pieds se prépare à épouser une certaine demoiselle Matuschewitz, à Varsovie. Tenez, lisez plutôt, j’ai ici les lettres qui annoncent la bénédiction nuptiale...
La comtesse Oguinska, qui se trouvait là à cet instant, a raconté la scène qui s’ensuivit.
— Dorothée a éclaté en sanglots, dit-elle, et puis subitement elle a déclaré à sa mère qu’elle était prête à épouser Edmond de Périgord.
Par dépit plus que par amour, on s’en doute.
Maintenant, les fiancés sont face à face. Comme deux joueurs d’échecs, ils s’observent longuement sans rien laisser paraître de leur émotion.
Si elle existe !
— Il était impossible d’augurer du caractère et de l’esprit de mon futur mari, car personne n’a jamais fait autant usage du silence, racontera Dorothée.
Et puis, comme il faut bien que quelqu’un brise la glace, la petite princesse de quinze printemps se décide à interpeller en ces termes son grand dadais – beau mais dadais – de vingt-deux ans :
— J’espère, monsieur, que vous serez heureux dans le mariage que l’on a arrangé pour nous. Mais je dois vous dire moi-même ce que vous savez sans doute, c’est que je cède au désir de ma mère sans répugnance à la vérité mais avec la plus parfaite indifférence pour vous. Peut-être serai-je heureuse, je veux le croire, mais vous trouverez bon, je pense, mes regrets de quitter ma patrie et mes amis tout simples et vous ne m’en voudrez pas de la tristesse que vous pourrez, dans les premiers temps tout au moins, remarquer en moi...
— Ah oui ! euh... oui, bredouilla alors le neveu de Charles Maurice, mon Dieu, oui, cela me paraît tout naturel. D’ailleurs, moi aussi je ne me marie que parce que mon oncle le veut, car à mon âge on aime mieux la vie de garçon...
Qu’on le veuille ou non, ce mariage-là (celui d’un fruit sec et d’un fruit vert) était tout de même fort mal emmanché !
Il fut célébré à Francfort, le 22 avril de 1809, et quelques jours plus tard, le bel Edmond et sa jeune épouse – qui ressemblait alors à un petit pruneau – s’en vinrent s’installer à Paris.
Rue de Varenne, chez l’oncle Charles Maurice en personne !
Et avec la duchesse de Courlande qui tenait personnellement à veiller sur le bonheur des jeunes époux !
Chapitre quatorze
Où l’on pelote et complote
En venant prendre leurs quartiers rue de Varenne, dans l’hôtel de Monaco – aujourd’hui la résidence du Premier ministre
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