Tarik ou la conquête d'Allah
savait
par ses espions qu’il avait sollicité en vain l’aide des Francs. Voilà pourquoi
il s’était adressé à l’émir de Kurtuba, néanmoins ennemi juré des Nazaréens.
Pourtant, ce simple constat le flattait et le remplissait d’aise. Lui, dont un
simple batteur de métal pouvait contester l’autorité, voyait le plus grand
souverain du monde connu solliciter humblement son appui. Abd al-Rahman n’était
pas un simple roitelet, mais le maître d’un État puissant et redouté. La
perspective de se rendre en Orient sur les traces de ses ancêtrès le grisait.
Zyriab lui avait parlé de la richesse fabuleuse de Damas et de Bagdad et il se
souvenait des vieux Shamiyun qui, dans son enfance, évoquaient, les larmes aux
yeux, la beauté du désert et les charmes de la Syrie, une terre fertile où le
blé poussait dru chaque année. Quant à l’idée de devenir calife, consciemment
ou inconsciemment, Kartiyus avait là pénétré par effraction dans son jardin
secret. Al-Hakam avait raconté à son fils que leur aïeul, Abd al-Rahman, sitôt
installé en Ishbaniyah, avait songé à reprendre le titre porté par son
grand-père. Il avait dû reculer sous la pression des chefs religieux pour
lesquels un tel acte constituait un sacrilège. Depuis, la question était
évoquée à l’avènement de chaque nouveau souverain et les foqahas rendaient
toujours le même verdict. Une telle initiative provoquerait un schisme grave au
sein de l’Umma et ne pouvait donc recevoir leur aval. En fait, ces intrigants
redoutaient en tel cas de ne plus être autorisés à se rendre en pèlerinage à La
Mecque et à suivre leurs études à Médine. Ils avaient peur, surtout, de ne plus
recevoir les donations de leurs riches protecteurs et admirateurs vivant dans
l’empire abbasside.
La proposition de l’ambassadeur grec
raviva chez l’émir le souhait de briguer le titre de calife. Il jugea inutile
de solliciter l’avis des dignitaires religieux, qu’il soupçonnait capables
d’inciter le peuple à la révolte si, d’aventure, il s’alliait ouvertement avec
un prince chrétien contre al-Mutasim. Le précédent de Sarakusta était toujours
bien vivant dans les mémoires. Mais encourager Théophile à reprendre les
hostilités contre son redoutable voisin ne lui coûterait pas grand-chose :
qui sait, le calife trouverait peut-être la mort au combat, lui permettant
ainsi – son rival n’avait pas encore de fils – de se poser en
prétendant. Mieux valait donc ne pas opposer une fin de non-recevoir aux Grecs
et faire semblant d’abonder dans leur sens. Aussi Kartiyus repartit accompagné
du poète Yahya al-Ghazal et d’un curieux personnage, Yahia, dit sahib
al-munaikula [101] , l’inventeur d’un nouveau modèle d’horloge qu’Abd al-Rahman avait décidé
d’offrir en cadeau à l’empereur pour le remercier de l’envoi de ses traités de
médecine. Si les Grecs anciens étaient experts dans l’art de guérir les corps,
les Arabes, eux, les surpassaient dans le domaine des inventions, ce qui
prouvait bien, le message était clair, leur supériorité. Avant son départ,
Yahya al-Ghazal fut reçu par le souverain :
— J’apprécie tes talents
d’écrivain et je t’ai choisi pour ce voyage, car j’ai besoin que tu déploies
toute ton éloquence pour endormir la méfiance de l’empereur.
— J’essaierai de me montrer
digne de ta confiance.
— Dis à ton interlocuteur que
je ne t’ai pas confié de lettre à dessein car j’entends nouer des relations
étroites et personnelles avec lui. Bien entendu, c’est un mensonge, mais il en
sera flatté. Remercie-le de la délicate attention qu’il a eue en considérant
que la Syrie et ses dépendances me reviennent de droit et dis-lui que c’est à
mes yeux le meilleur gage de sa sincérité. Fais en sorte qu’il croie qu’une
seule idée occupe mes jours et mes nuits : les récupérer. Assure-le de mon
appui et informe-le que j’écris aux différents princes d’Ifrandja pour leur
demander de rompre leurs liens avec Bagdad.
— J’ai pris bonne note de tes
instructions.
— En ce qui concerne Abu Hafs
al-Balluti, tu diras à Théophile que je considère mon ancien sujet comme un
rebelle et qu’il peut mener contre lui une expédition punitive en mon nom.
Dis-lui que je ne peux m’y employer car nous ne possédons pas de flotte de
guerre et que nous n’avons pas les moyens d’envoyer des troupes en Crète.
— Pardonne-moi, mais
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