Tarik ou la conquête d'Allah
navires, comme
inexorablement attirés vers elles, se dirigèrent tous vers une haute montagne
surplombant la mer. Isaac, qui se tenait à côté du général musulman, lui
dit :
— Les courants nous ont portés
au meilleur endroit pour débarquer. Cette région, d’après mes informateurs, est
quasiment inhabitée et nul ne sera là pour donner l’alerte.
— Sans doute mais ce rocher
m’impressionne. Il semble vouloir me barrer la route.
— Je comprends fort bien que tu
sois inquiet. Tu t’es lancé de ton propre chef dans une entreprise sans
précédent et, quelle que soit la confiance que tu places en ton Dieu, la peur
t’étreint. Ne la laisse pas s’emparer de toi et te paralyser.
— Toi qui viens de cette
contrée, sais-tu comment on appelle ce rocher ?
— Je ne m’en souviens plus.
L’ai-je jamais su d’ailleurs ? Je connais mal cette province car ma
famille est originaire d’Hispalis, à l’intérieur des terres. De plus, il y a si
longtemps que je vis de l’autre côté de la mer que je me sens comme un étranger
dans le pays qui m’a vu naître et que j’ai dû quitter pour fuir les
persécutions dirigées contre mon peuple. J’ignore donc si ce lieu a un nom mais
je suis certain qu’un jour, quand les chroniqueurs narreront tes exploits, on
en parlera comme du « rocher de Tarik » [12] .
— Tu n’es qu’un vil flatteur.
— Je dis la vérité et je te
suggère de forcer la main au destin même si ta modestie doit en pâtir. Fais
savoir à tes hommes que tu as donné ton nom à ce lieu. Ils s’en réjouiront et y
verront un heureux présage. Ce sera là en effet ton plus légitime titre de
propriété sur ce pays, celui que tes descendants et les descendants de tes
descendants pourront invoquer en toutes circonstances pour faire valoir leurs
droits sur cette terre.
Chapitre III
Le moment tant espéré arriva. Dans la
plaine, les deux armées se faisaient face. Elles ondulaient comme des vipères
sur le sol. Elles avaient fait leur jonction alors que le soleil commençait à
décliner. Il était trop tard pour engager le combat. Il faudrait attendre le
lendemain pour savoir à quel camp Dieu donnerait la victoire. Confortablement
installé sous sa tente, Tarik Ibn Zyad était persuadé de sortir vainqueur de
cet affrontement même si l’ennemi alignait trois fois plus d’hommes que lui. Il
combattait pour Allah le Tout-Puissant et celui-ci l’aiderait à écraser les
Chrétiens afin de le récompenser de sa scrupuleuse obéissance aux lois du saint
Coran. N’avait-il pas en effet imposé à ses soldats, qui se trouvaient loin de
chez eux, de respecter le jeûne rituel prescrit par le Prophète durant le mois
de ramadan ? Quelques-uns avaient protesté, arguant qu’en période de djihad,
les croyants étaient dispensés de cette prescription. Le général avait rétorqué
que cette règle ne s’appliquait pas dans le cas présent.
Depuis vingt-sept jours, en dépit de
la canicule, tous ses hommes s’abstenaient de boire et de manger du lever au coucher
du soleil. Tarik avait pu observer leur progressive transformation. Au début,
ils peinaient à accomplir leurs tâches quotidiennes et à parcourir de longues
distances à la recherche d’un ennemi invisible. Leurs corps et leurs esprits
s’étaient ensuite accoutumés aux privations. Depuis dix jours, une sorte de
fièvre s’était emparée de ses guerriers. Ils brûlaient désormais d’en découdre
et leurs yeux brillaient d’une étrange lueur qui les rendait trois fois plus
redoutables qu’ils ne l’étaient en réalité. Terrorisés, tous les villages et
toutes les bourgades qu’ils avaient traversés n’avaient opposé aucune
résistance et fait humblement leur soumission sans qu’une seule goutte de sang
ne soit versée.
Les officiers les plus jeunes
s’étaient plaints amèrement de cette progression qui les privait de la joie
d’offrir leur vie en sacrifice pour la cause de la foi et de gagner ainsi le
paradis promis par Dieu à ses shuhada, ses martyrs. Tarik Ibn Zyad,
mi-sérieux, mi-amusé, avait rassuré ces impétueux. Sous peu, leur avait-il dit,
ils se trouveraient face aux Wisigoths. Ceux-ci se battraient jusqu’au bout
pour défendre leur royaume et leurs biens car, avait-il expliqué à ses
compagnons, les apparences étaient trompeuses : ce n’était pas par lâcheté
que le comte Théodomir avait refusé jusque-là tout engagement. Mais parce qu’il
ne disposait
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