Tarik ou la conquête d'Allah
pas de troupes assez nombreuses pour livrer bataille. Il avait
dépêché un émissaire à Roderic, porteur d’un message d’une concision
brutale : « Nous avons été attaqués par des forces ennemies
terrifiantes. Je ne sais, à voir leurs visages et leur habillement, si elles
sont tombées du ciel ou si elles sont sorties de la terre. Quoi qu’il en soit,
si tu veux conserver ton trône et éviter à ton royaume de connaître une fin
tragique, rejoins-nous aussi rapidement que tu le pourras et souviens-toi qu’il
est déjà peut-être trop tard. »
Bien qu’il se méfiât de Théodomir,
nommé par Witiza, Roderic avait compris la gravité de la situation. Les Vascons
ne perdaient rien pour attendre. Il les mâterait plus tard. Avec son armée, il
s’était dirigé vers le Sud à marches forcées pour repousser les Ismaélites. La
chose était désormais certaine : c’étaient bien eux qui, avec la
complicité des Grecs de Septem, avaient traversé la mer et semaient la
désolation sur leur passage. À Toletum, l’archevêque Sindered avait exhorté
tous les fidèles rassemblés dans l’église Sainte-Léocadie à oublier leurs
querelles et à s’unir autour de leur roi pour défendre la Chrétienté contre le
péril mortel qui la menaçait.
Cet appel solennel avait été entendu
par tous les Wisigoths, y compris par les fils du défunt monarque. Olmondo,
Ardabast et Akhila avaient quitté leurs domaines pour rejoindre, avec des
centaines de fantassins et de cavaliers, l’armée royale. Roderic supportait
désormais leurs récriminations et leurs reproches au plein cœur de son conseil
où ils étaient à nouveau autorisés à siéger. Ils l’avaient publiquement accusé
d’être responsable de cette invasion. Les Ismaélites étaient les instruments de
la vengeance de l’exarque Julien dont il avait déshonoré la fille. Roderic les
avait laissés parler afin de ménager leur susceptibilité. L’important était
qu’ils soient là et lui prêtent main-forte contre l’ennemi. Sous sa conduite,
vingt mille Wisigoths s’étaient portés en masse à la rencontre des Ismaélites.
Les deux armées se trouvaient maintenant face à face.
Du côté musulman, Tarik Ibn Zyad
affichait un calme imperturbable. Au coucher du soleil, il s’était restauré en
avalant une légère collation. Puis il avait appelé Amr, son principal
commandant :
— Tes hommes s’étaient plaints
de ne pas pouvoir mourir en martyrs pour la cause de l’islam. Je leur en offre
maintenant l’opportunité. Qu’une centaine de cavaliers fondent sur le camp
wisigoth !
— Doivent-ils ramener des
prisonniers ?
— Tu n’as pas compris mon plan
et cela me déçoit. J’ai assez d’espions pour ne pas avoir à m’embarrasser de
captifs. Je veux que tes cavaliers accumulent les maladresses et feignent de
prendre la fuite comme s’ils étaient terrorisés.
— Tarik, c’est une chose que tu
ne peux exiger d’eux. Les blessures qu’ils portent sur le corps attestent de
leur bravoure. Aucun ne voudra passer pour un lâche en détalant devant
l’ennemi.
— C’est pourtant l’impression
qu’ils doivent donner à notre adversaire. Il y va de la victoire de nos
troupes. Explique-leur qu’Allah le Tout-Puissant et le Tout-Miséricordieux
saura prendre en considération le sacrifice temporaire de leur amour-propre. En
m’obéissant, ils ne se déshonoreront pas. Bien au contraire, ils feront œuvre
pie et cela leur ouvrira les portes du ciel. Rappelle-leur la sourate al-Ma’un
du saint Coran : « Malheur à ceux qui font la prière et la font
négligemment ; qui la font par ostentation, et refusent les ustensiles
nécessaires à ceux qui en ont besoin. » Tu n’auras pas de mal à les
convaincre qu’elle a été écrite à leur intention.
— Tarik, je crois deviner ton
plan. Mes hommes exécuteront scrupuleusement ton ordre. Ils se querelleront
même pour avoir l’honneur d’être désignés au nombre de ceux qui participeront à
cette opération. Je sais d’ores et déjà lesquels sont les plus dignes de
mériter ce privilège. Car si jamais l’Ishbaniyah devient musulmane, nous le
devrons à l’abnégation et au dévouement de ces braves parmi les braves,
suffisamment téméraires pour prendre le risque de voir leur réputation ternie
par un adversaire stupide et arrogant.
Dûment sermonnés par Amr, les cent
cavaliers berbères acceptèrent avec joie une mission dont aucun ne
Weitere Kostenlose Bücher