Tarik ou la conquête d'Allah
suite
des événements et redoutait que son coreligionnaire ne lui apporte de mauvaises
nouvelles. Remis de ses émotions, Isaac le salua chaleureusement :
— Je suis heureux de te revoir.
Tu as, paraît-il, des renseignements de première importance à me communiquer.
Je t’écoute donc.
— Tes maîtres ont-ils changé
d’avis ?
— Qu’entends-tu par-là,
Samuel ?
— Ont-ils renoncé à mener
l’expédition dont tu m’as parlé ?
— Ta curiosité est suspecte.
Les Wisigoths se serviraient-ils de toi comme espion ?
— Pas le moins du monde. Je les
hais encore plus qu’avant. Pardonne mon empressement, mais mieux vaut pour vous
ne plus tarder.
— Pourquoi ?
— Roderic est parti avec son
armée dans le Nord combattre les Vascons qui se sont soulevés contre son
autorité. Toutes les garnisons ont dû fournir des contingents et la
quasi-totalité des cités de cette région n’a pratiquement plus de défenseurs.
C’est une occasion qui ne se représentera pas d’ici longtemps et dont vous
devriez profiter.
— Sois sans crainte, la
délivrance est plus proche que tu ne le penses, dit Isaac.
— Elle pourrait bien cependant
ne jamais se produire car des rumeurs commencent à circuler.
— Voudrais-tu dire que les
Wisigoths ont eu vent de nos préparatifs ? Je puis t’assurer que c’est
impossible. Nul n’a le droit de quitter Tingis et Septem sans l’autorisation
personnelle de Tarik et de Julien ; et je te garantis qu’ils ne délivrent
ces permissions qu’à des hommes dans lesquels ils ont toute confiance. Je ne
connais pas de secret mieux gardé que notre entreprise.
— Je veux bien te croire ;
et puisse votre vigilance ne jamais se relâcher ! Simplement, un bruit
circule dans le pays et m’inquiète, peut-être à tort. Selon des voyageurs venus
de la capitale, Roderic, avant de partir pour le Nord, aurait fait ouvrir à
Toletum une pièce dans l’ancien temple d’Hercule. Cette chambre était fermée
depuis des siècles et nul n’avait le droit d’y pénétrer. J’ignore les raisons
de cette interdiction, toujours est-il qu’elle avait toujours été jusque-là
scrupuleusement respectée par tous les souverains de ce pays. Le nouveau
monarque a voulu frapper l’opinion et affirmer son autorité en violant cette
règle sacrée.
— Mon cher Samuel, si c’est
pour me raconter ces balivernes que tu as mis ma vie en danger, je dois
t’avertir que je goûte fort peu cette plaisanterie. En quoi cela nous
concerne-t-il ?
— Écoute plutôt la suite. On
raconte que Roderic a trouvé dans cette pièce une fresque peinte. Elle
représenterait des guerriers habillés d’une étrange façon et on pouvait lire
sur le mur cette inscription : Par cette race, l’Hispanie sera
détruite. Le roi a ordonné que rien ne transpire de cette affaire. C’était
compter sans les intrigants qui grouillent autour de lui et dont certains sont
demeurés secrètement fidèles aux fils de Witiza. Leurs langues se sont déliées
et, le soir même, Toletum bruissait de conversations à ce sujet. Depuis, des
moines illuminés parcourent le pays en annonçant l’imminence d’une catastrophe.
Si cette agitation se poursuit, les autorités enverront des émissaires pour
enquêter sur ce qui se passe ici. Ils ne tarderont pas à être mis au courant de
votre expédition de l’an dernier. Voilà pourquoi je t’ai demandé de venir.
De retour à Tingis, quand Isaac
rapporta cette rumeur à Tarik Ibn Zyad et à Mughit al-Roumi, il eut la surprise
de voir les deux hommes hocher la tête de satisfaction. Le renégat grec
s’esclaffa même :
— Seigneur Tarik, tu te
souviens du passage de la sourate al-Djathiya où il est question d’un homme qui
refuse d’entendre les avertissements du Tout-Puissant. C’est le cas de ce
Roderic qui s’est moqué des croyances des siens en faisant ouvrir cette pièce.
Nonobstant ce qu’il y a découvert, il est parti guerroyer contre les Vascons.
Allah le Tout-Miséricordieux, dans sa clémence, nous adresse un signe et nous
ordonne d’agir. Cette fois-ci, il nous est interdit de reculer car ce serait
aller contre la volonté de Dieu.
Dans la nuit du 27 au 28 chaaban de
l’an 92 après l’Hégire [11] ,
Tarik Ibn Zyad embarqua avec ses hommes à bord des bateaux fournis par
l’exarque Julien. Au petit matin, les côtes d’Ishbaniyah se profilèrent à
l’horizon. Sans que leurs capitaines se soient concertés, les
Weitere Kostenlose Bücher