Tarik ou la conquête d'Allah
pour convoyer jusqu’en Orient les richesses prises à
l’ennemi. Outre trois cents otages choisis parmi les familles aristocratiques
les plus illustres, le butin comprenait des milliers d’hommes, de femmes et
d’enfants destinés à être vendus sur les marchés aux esclaves. Lui-même, le
glorieux vainqueur de Roderic, redoutait d’avoir, dans la meilleure des
hypothèses, à subir le même sort. Son ami Mughit al-Roumi, déjà arrivé à Damas,
lui avait fait savoir les mauvaises dispositions du calife à leur égard.
Al-Walid reprochait au wali de
Tingis d’avoir outrepassé ses ordres en déclenchant les hostilités contre les
Nazaréens. Mughit avait eu beau expliquer que leurs chefs avaient été tués ou
avaient fait leur soumission, nul n’avait accordé crédit à ses récits. Un
royaume aussi redoutable que celui des Wisigoths, ces fiers guerriers qui,
jadis, s’étaient emparés de Rome, ne pouvait s’être écroulé comme un simple
fétu de paille. C’était impensable, strictement impensable. Al-Walid vouait une
haine farouche à quiconque tentait de le convaincre du contraire. Ils étaient
les agents de Shatan, le démon qui les avait ensorcelés et parlait par leurs
bouches pour tromper délibérément le serviteur d’Allah le Tout-Puissant et le
Tout-Miséricordieux et provoquer sa perte. Sur la foi de ces informations,
Tarik Ibn Zyad avait compris l’état d’esprit de son maître et futur juge. La
fatigue et la vieillesse avaient affaibli les capacités d’analyse du calife.
Cloîtré dans son palais dont il n’osait sortir par crainte d’être tué par des
espions à la solde de ses ennemis, al-Walid vivait sous la tutelle de
fonctionnaires chrétiens autorisés, en dépit de leur statut de dhimmis [19] , à occuper des charges officielles. Ils l’avaient persuadé que conserver
l’Ishbaniyah le priverait de toutes les troupes disponibles. C’étaient,
murmuraient-ils hypocritement, autant d’hommes qui manqueraient cruellement
pour repousser les attaques des Byzantins ou mater une révolte de ses sujets
pressurés par le fisc.
Après avoir débarqué à Caïffa, au
pied du mont Carmel, Tarik Ibn Zyad et Moussa Ibn Nosayr prirent la route de
Damas à travers les collines de Galilée. Dans la vieille cité de Tibérias, ils
reçurent la visite d’un émissaire du fils d’al-Walid, Soliman, leur ordonnant
de faire halte. Souffrant, le calife n’était pas en mesure de les recevoir.
Flairant une ruse, ils décidèrent de poursuivre leur chevauchée. À bon escient
car le soi-disant malade se portait comme un charme. Du moins eut-il encore la
force de leur accorder une audience durant laquelle, entouré de ses perfides
conseillers, il laissa éclater son courroux. Seul le spectacle des nobles
wisigoths se prosternant à ses pieds et des trésors de toutes sortes défilant
sous ses yeux calma l’irascible souverain qui finit par accorder son pardon aux
« coupables ». Moussa s’empressa alors de revendiquer l’initiative de
l’expédition. Son subordonné n’avait été qu’un simple exécutant dont il avait
dû, à maintes reprises, raviver le courage et vaincre les réticences. Il avait
même osé prétendre s’être emparé seul de Tulaitula et de ses fabuleuses
richesses. La preuve en était cette Table de Salomon que, sur son ordre, des
esclaves présentèrent à al-Walid, stupéfait. Devant pareille trahison, Tarik
Ibn Zyad se rebiffa. Il tira profit de la confusion de son rival quand al-Walid
lui demanda pourquoi un pied manquait à ce superbe objet. Moussa Ibn Nosayr
répliqua qu’il avait sans doute été endommagé des siècles auparavant. Avec un
sourire moqueur, le chef berbère sortit alors des plis de son manteau le pied
manquant, prouvant ainsi au calife qu’il avait bien été le premier conquérant
de la capitale et du pays.
Moussa dut expier son mensonge en
payant au Trésor deux cent mille pièces d’or, soit une infime partie du butin
auquel il avait légitimement droit. Quant à Tarik Ibn Zyad, le simple fait de
l’épargner alors qu’il aurait pu être condamné à mort pour avoir fait alliance
avec Julien constituait une récompense suffisante, à peine rehaussée par sa
nomination au poste honorifique et fort peu lucratif de gouverneur d’al-Qods [20] .
Quelques semaines plus tard,
al-Walid, épuisé par les fêtes somptueuses données pour célébrer la conquête de
l’Ishbaniyah, s’éteignit paisiblement. Son successeur, Soliman,
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