Tarik ou la conquête d'Allah
Je sais tout de vos arrangements et de la
manière dont tu l’as trahi. Non seulement tu es un menteur, mais, en plus, tu
me prends pour un imbécile en me racontant que tu as agi par amour de l’islam.
Sais-tu que je pourrais te faire tuer pour avoir négocié avec un Infidèle sans
mon autorisation ? Ou pour le meurtre de mon ami Tarif Ibn Malik…
— Seigneur, ma vie t’appartient
et je suis prêt à mourir si tel est ton désir. Les hommes de ma tribu
chercheront à se venger et la guerre qui éclatera entre tes troupes et les
miennes permettra aux Nazaréens de nous chasser d’Ishbaniyah. Tu seras obligé
de retraverser la mer en te lamentant sur les richesses que tu aurais pu
posséder.
Tarik fit un signe. Une longue file
de robustes esclaves avança, portant des coffres remplis d’or, d’argent et de
bijoux qu’ils déposèrent aux pieds de Moussa Ibn Nosayr dont les yeux
brillaient de convoitise. Il daigna sourire tout en glissant perfidement :
— Tu as oublié une chose,
Tarik.
— Laquelle ?
— La Table de Salomon dont tu
t’es emparé dans le palais de Roderic.
Le chef berbère accusa le
coup :
— J’ignorais que tu avais
entendu parler de ce joyau.
— Les Juifs d’Hispalis ont reçu
une lettre d’un certain Isaac, les informant que ce vestige de leur Temple
était destiné au calife al-Walid, mais qu’ils avaient eu le bonheur de pouvoir
le contempler.
— Tu es bien renseigné. Cette
merveille, montée sur trois cent soixante-cinq pieds, a été mise de côté à son
intention.
— Voilà qui le réjouira
certainement lorsqu’il nous recevra. J’ai oublié en effet de t’en informer mais
nous sommes convoqués à Damas. Notre maître est, paraît-il, furieux contre nous
et j’ignore ce que l’on nous reproche. Ton serviteur, fit Moussa en désignant
Mughit al-Roumi, partira dès aujourd’hui afin d’annoncer notre prochaine
arrivée. Je suis persuadé qu’il aura à cœur de nous transmettre les
informations qu’il aura recueillies auprès des conseillers d’al-Walid. Quant à
nous, avant de partir pour ce long voyage, nous avons quelques dispositions à
prendre concernant l’administration de ces contrées en notre absence. Ce délai
nous permettra aussi de préparer ensemble notre défense. Ne te fais aucune
illusion, Tarik, nos destins sont liés et tu auras besoin de mon appui autant
que moi du tien.
Chapitre IV
L’étrange parfum qui venait de la
terre réveilla en lui de vieux souvenirs. Les yeux émerveillés, le voyageur
contemplait depuis le pont du navire les côtes se détachant au loin sur l’horizon.
Tel un animal tentant d’échapper à la noyade, il aspira goulûment plusieurs
brassées d’un air chargé de senteurs diverses. C’était un mélange d’excréments
de bêtes, de blés lourds mûrissant au soleil, de raisins gorgés de suc,
d’olives tombées de l’arbre, de sueur dégoulinant des corps meurtris par le
fouet du surveillant et de vomissures d’ivrognes cuvant leur vin dans
l’arrière-salle d’une auberge. En le respirant, il se sentait revivre après ces
longues années passées en Orient dans des palais où des cohortes de domestiques
empestaient l’atmosphère en faisant brûler dans des vases finement ciselés de
l’encens et des herbes odoriférantes. L’homme sentit son sexe se raidir entre
ses jambes. Il brûlait de désir pour cette contrée qui hantait ses nuits et
dont le souvenir lui arrachait des larmes quand il revoyait en rêve Tulaitula
ou les vergers entourant Kurtuba.
Le moment tant attendu était enfin
arrivé. La chevelure et la barbe blanchies par les ans et les privations, Tarik
Ibn Zyad retrouvait sa chère Ishbaniyah, un pays qu’il avait ajouté à ceux
composant le Dar el-Islam. Six ans auparavant, il avait dû le quitter à
l’improviste. Son supérieur hiérarchique, le maudit Moussa Ibn Nosayr, l’avait
obligé à l’accompagner à Damas pour comparaître devant le calife al-Walid. À
l’époque, il avait éprouvé le goût amer de la disgrâce. Ses vieux compagnons, y
compris les membres de sa tribu, feignaient de ne plus le reconnaître alors
qu’il les avait généreusement comblés de cadeaux. Ces ingrats, qui lui devaient
tout, craignaient d’avoir à subir les conséquences de leur amitié pour le fier
et farouche Berbère.
La mort dans l’âme, Tarik avait pris
place à bord de l’un des innombrables bateaux composant la flotte rassemblée
par Moussa Ibn Nosayr
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