Tarik ou la conquête d'Allah
communautés vivant en Ishbaniyah. Il
constata avec tristesse que les intrigues allaient bon train en leur sein. Les
premiers à être convoqués – ils n’auraient pas admis qu’il en fût autrement –
furent les chefs des Arabes kaisites et yéménites qui se détestaient
cordialement. Les Kaisites appartenaient à différentes tribus, les Firhites,
les Kirana, les Tamîm, les Sulaym, les Ugaye, les Dubhyan, les Kilab et les
Koreishis d’où étaient issus le prophète et les premiers califes. Les Yéménites
ou Kalbites se rattachaient à la branche des Kuda’a Kahtan ou Himyarites,
subdivisés en Aws, Khazradj, Assad, Is Azd, Lakhm et Kalb. Ils avaient acquis
la supériorité sur les premiers en permettant à Marwan I er d’être
désigné comme calife après la mort de Moawiya II, l’an 65 de l’Hégire [22] ,
et estimaient que cela leur valait de nombreux privilèges. Ils n’avaient pas
hésité à s’approprier les terres les plus fertiles autour de Kurtuba et
d’Ishbiliya [23] ,
laissant à leurs rivaux les hauts plateaux arides. Le représentant des
Kaisites, Aziz Ibn Malik al-Firhi, réclama sans détour à al-Samh la réparation
de cette injustice. Son adversaire, Yusuf Ibn Oqba al-Lakhmi, l’interrompit
grossièrement :
— Pourquoi en serait-il
ainsi ? Les vôtres n’étaient pas là lorsque nous avons conquis ce pays.
— Les tiens non plus, grinça
froidement Tarik Ibn Zyad. Ce sont les Berbères qui ont versé leur sang au nom
d’Allah le Tout-Puissant et le Tout-Miséricordieux pendant que vous vous
prélassiez en Ifriqiya.
Les deux chefs arabes pâlirent sous
l’insulte, sachant bien que leur interlocuteur, de surcroît envoyé officiel du
calife, avait raison. Al-Samh profita de la situation pour trancher dans le vif
cette mauvaise querelle :
— Oubliez vos différends
absurdes, car ils ne sont plus de mise. Savez-vous quel nom nous vous donnons
en Orient ? Les Biladiyun , c’est-à-dire les gens de ce pays-ci dont
vous avez adopté les mœurs. Il suffit de voir les demeures que vous habitez et
les vêtements que vous portez pour comprendre que vous n’avez plus rien de
commun avec vos frères vivant encore dans le désert. Qui d’entre vous
accepterait de passer la nuit sous la tente et de se contenter de lait de
chamelle et de dattes ? Notre maître, le haut et puissant seigneur Yazid,
Commandeur des croyants, n’attend qu’une chose, avoir un bon motif pour
ordonner l’évacuation de l’Ishbaniyah et ce sera le cas si je l’informe de vos
disputes fratricides. À vous de savoir où se trouve votre intérêt.
En écoutant al-Samh parler de la
sorte, Tarik fut soulagé. Le miracle qu’il espérait s’était produit. Émerveillé
par la beauté et les richesses de la province dont il avait en charge
l’administration, le wali était tombé sous son charme. Il aimait à passer les
soirées avec son conseiller dans les jardins fleuris de sa résidence, savourant
la légère brise qui rafraîchissait l’atmosphère. Ce serait une vraie folie que
d’abandonner cette contrée merveilleuse, si différente de celles conquises
jusque-là par les Musulmans. Pour le maintenir dans d’aussi bonnes
dispositions, Tarik conseilla à ses frères berbères, reçus après les Arabes, de
mettre une sourdine à leurs récriminations. Ce stratagème porta ses fruits et,
en récompense de leur loyauté et de leur docilité, ils se virent octroyer de
vastes domaines au Nord de Tulaitula.
Un après-midi, alors qu’il se
reposait après avoir surveillé les travaux de réfection du vieux pont romain
traversant le fleuve, un esclave le prévint qu’une femme et un jeune garçon
demandaient à être reçus par lui. Quand il vit paraître l’inconnue, vêtue de
haillons, il ne put dissimuler sa surprise. C’était Égilona, la veuve de
Roderic et d’Abd al-Aziz, accompagnée de son fils Azim. Il ordonna qu’avant
toute chose, ses visiteurs prissent un bain et qu’on leur donnât des vêtements
dignes de leur rang. Un peu plus tard, la reine déchue le retrouva dans le
jardin et d’une voix tremblante d’émotion, elle se confia au vainqueur de son
premier mari :
— Tu as devant toi la plus
infortunée des princesses. Je vais être franche, tu peux me chasser
sur-le-champ. Je suis une fugitive et je suppose que des gardes sont déjà
lancés à mes trousses.
— Pourquoi ?
— Après l’exécution d’Abd
al-Aziz, mon mari, Florinda, qui ne m’avait
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