Terra incognita
mis des années à construire. Quelques secondes pour admettre qu’Enguerrand avait gagné la partie.
Deux choix s’offraient à lui. Courir jusqu’à la fenêtre, briser les carreaux et sauter sur le premier cheval trouvé dans l’enceinte de la prévôté. Fuir. Ou sortir par la grand-porte, tête haute, puisque, somme toute, rien ne pouvait lui être reproché. Son orgueil, démesuré, opta pour cette solution raisonnable. D’autant qu’il avait encore des fidèles en la place et qu’il tenait par chantage de nombreux nobles, bourgeois et hommes d’Église qui continueraient de grossir son pécule en servant son avantage. Au fond, qu’avait-il encore besoin d’être prévôt puisque sa fortune et sa renommée étaient assurées ? On pouvait le démettre de ses fonctions, pas annuler ses épousailles. Jacques de Sassenage était arrivé trop tard. Ses affaires étaient en ordre. Un notaire y avait veillé. Prenant sur lui, il replia l’ordre de révocation pour le ranger dans la poche intérieure de son gilet puis arrangea sa mèche rebelle sur le côté du crâne.
Tandis que sa dextre massait sa glotte malmenée, son œil se posa sur Sidonie.
— Il est regrettable que vous eussiez attendu de me voir étranglé pour m’informer d’une décision si capitale.
Sidonie haussa les épaules avec mépris.
— C’est qu’à votre exemple je me plais à moduler mes effets.
Déjà Luirieux se tournait vers Enguerrand, qui, comme le baron Jacques à ses côtés, jubilait. Dédaignant son beau-père qu’il devait désormais compter au nombre de ses ennemis, Luirieux lança au chevalier un regard plein de défi.
— Il serait de bonne guerre que je vous félicite. N’y comptez pas. J’ai eu à cœur, huit années durant, de m’acquitter honorablement de ma charge et persiste au vu de vos antécédents à considérer qu’elle me convient mieux qu’à vous. Toutefois… (il lui accorda un rictus en guise de sourire) … j’espère que vous n’userez pas de vos fonctions pour régler notre vieille querelle, laquelle irait mieux à un duel discret qu’à un argument de justice.
Enguerrand sentit de nouveau la colère gronder. Il rétorqua d’une voix sèche :
— Loin de moi cette idée, Luirieux. Je n’ai pas vos manières. Quoiqu’il me serait facile de vous accuser de meurtre.
Un véritable sourire détendit les traits de Luirieux. Sa vengeance tenait peut-être dans cet aveu.
— Vous parlez de Mounia, sans doute. Sachez, pour votre gouverne, qu’aucun mal ne lui a été fait. Tout au contraire. Je l’ai escortée là où elle souhaitait aller…
Enguerrand ne le laissa pas pavoiser. Lui coupant la parole, il termina pour mieux le faucher de contrariété :
— À la cour du sultan Bayezid. Oui, Luirieux. Je sais.
— Co… Co…, s’étrangla Hugues de Luirieux avant de refermer la bouche sur cette question qui ne jaillissait pas.
Enguerrand n’avait pas l’intention d’y répondre. Méprisant, il venait d’emboîter le pas au baron pour rejoindre Sidonie, sur le départ.
Jacques de Sassenage laissa sortir son épouse, puis toisa son gendre.
— Vous avez épousé ma fille en vous servant de la promesse de mon retour comme d’un consentement. Souffrez donc que j’y voie plus de manigances que d’amour. Alors, un conseil : qu’il ne lui arrive rien de fâcheux. Vous n’y survivriez pas.
La menace eut sur Hugues de Luirieux l’effet d’une piqûre d’insecte.
Désagréable et d’autant plus urticante qu’Enguerrand ajouta :
— Ta charge, un autre la prendra, mais ce ne sera pas moi. Je veux rester libre. Tu sais pourquoi, Luirieux ? Parce que je veux pouvoir te traquer. Où que tu ailles. Et te regarder souffrir sans avoir à en référer à un régiment de soldats.
Lorsque la porte se referma sur eux, Hugues de Luirieux se laissa tomber sur son siège.
Il était bel et bien piégé.
Enguerrand de Sassenage ne le lâcherait pas. Il leur faudrait se battre. Luirieux se savait mieux aguerri que le chevalier. Il le tuerait.
Lors, sans le couvert de la loi dont sa charge était la garante, il lui était facile d’envisager les conséquences de ce crime.
Dans le meilleur des cas, pour épargner la réputation d’Hélène, on le ferait disparaître à son tour, discrètement. Poison, accident de chasse, peu importait l’arme. Elle serait sournoise, surgirait de là où il ne l’attendrait pas. Les Sassenage étaient assez puissants pour
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