Terra incognita
mit à rire.
— Cela, ma fille, même les eunuques le savent déjà.
Le rire se brisa net. Le regard s’intensifia.
— Non, ce que je veux apprendre, c’est ce que tu complotais avec mon vieux jardinier.
Une fraction de seconde, la question déstabilisa Elora. Adversaire redoutable, nota-t-elle. Plus redoutable qu’il y paraissait.
— Tu nous observais depuis le moucharabieh, n’est-ce pas ?
— Le vieil Houdar m’est entièrement dévoué…
Elora sourit. Elle aurait dû s’en douter.
— Tu voulais qu’on te remarque et tu y es parvenue habilement, je dois l’admettre. Pourquoi ?
— Je te l’ai dit, je suis fille de Bohême et, comme celles de ma race, je sais lire les signes du destin.
La Khanoum la fixa avec un regain de froideur.
— Où veux-tu en venir ?
— J’ai eu une prémonition alors que j’attendais mon père, près de la roseraie. J’ai cherché à savoir si elle pouvait ou non avoir une réalité.
La Khanoum ne cilla pas. Elora se demanda si elle croyait un seul mot de ses arguments. Mais comment parvenir jusqu’à Mounia sans être guidée ? Il faudrait des jours, des semaines, des mois peut-être. Laissant le temps à Marthe de lui voler son âme, si ce n’était déjà fait.
— Mon père ne voulait pas se séparer de moi. Je l’ai convaincu. Pour t’avertir. Le sultan et toi courez un grave danger.
— Je t’écoute.
— Vous gardez une Égyptienne au secret depuis de longues années, n’est-il pas vrai ?
La Khanoum ne répondit pas, forçant Elora à enchaîner.
— Une ombre démoniaque tourne autour d’elle, qui la fera se dresser contre toi, contre lui. J’ai vu un poignard courbe sous son drap.
Le regard de la Khanoum se troubla. Le cœur d’Elora s’en serra d’autant.
— Elle arrachera ton cœur, celui du sultan et de tous ceux qui l’empêcheront de fuir.
Il y eut un long flottement de silence entre elles, puis la Khanoum tendit sa main vers le thé, le porta à ses lèvres et en vida quelques gorgées.
— Tu ne me crois pas, n’est-ce pas ? s’inquiéta Elora.
La Khanoum eut un sourire triste.
— Si, je te crois, mais les visions sont toujours difficiles à interpréter. L’ombre dont tu parles est déjà passée, et, tu as raison, comme mon fils, j’en ai eu le cœur déchiré…
Celui d’Elora suspendit un battement.
— L’Égyptienne est morte tout à l’heure. Malgré tous nos efforts pour la sauver de la folie dans laquelle elle s’était enfermée.
14
« Une taverne abandonnée sur le vieux port. »
Voilà la seule explication que leur avait donnée Elora. De prime abord, cela leur avait semblé simple. Mais, parvenus devant la troisième bâtisse aux volets barrés, ils durent se rendre à l’évidence que ce ne le serait pas.
Quant à espérer la chance…
Khalil jeta le noyau d’une datte arrachée à Bouba. Les laissant à leurs doutes, le petit singe s’était échappé vers les ballots qui jonchaient les quais, pour en revenir chargé de butin. Personne ne l’ayant coursé, il s’était installé tranquillement au sommet d’un des vingt barils solidement liés les uns aux autres près desquels ses maîtres avaient trouvé refuge avec les mules.
L’endroit, à leurs yeux, était bien choisi. En retrait des anciennes murailles contre lesquelles les bâtisses étaient accolées et à seulement deux toises d’un navire marchand en attente de son chargement, il offrait une vue d’ensemble sur les cinq tavernes. L’une en plein centre, l’autre sur la dextre, entre deux autres de facture à peine moins déglinguée. La dernière sur la gauche semblait avoir été avalée par la muraille elle-même, puisque seule la façade en dépassait. De loin, la plus ancienne de la rangée.
— Je m’imagine mal forcer une de ces portes sous le regard de tous, grommela Nycola, adossé à un des fûts.
Assis à l’ombre d’un autre, Khalil soupira.
— Avec la nuit, l’agitation va décroître…
— Ouvrant le quai aux fripouilles ! Je ne donne pas cher de nos mules et de ce qu’elles portent.
— Que proposes-tu ?
Nycola se frotta la barbe, ennuyé.
— De nous séparer. Il faut que l’un de nous surveille les bêtes dans un lieu moins exposé.
— C’est à moi qu’Elora a confié la tâche de ramener Mounia.
Nycola le fixa longuement avant de se décoller de son support et d’attraper les longes, nouées l’une à l’autre.
— J’emmène Bouba et te le
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