Terra incognita
renverrai sitôt que j’aurai pris place. Tu pourras ainsi me retrouver.
Il posa une main ferme sur l’épaule de Khalil, souda son œil d’ébène au sien, de tourbe séchée.
— Sois prudent, fils.
Khalil hocha la tête, la gorge nouée.
— Ici, Bouba ! ordonna le Bohémien avec autorité.
Le petit singe atterrit sur son épaule. Khalil glissa quelques mots à son oreille et Nycola put quitter la place sans que l’animal répugne à le laisser.
L’attente reprit pour Khalil. Suivant le fil de ses pensées qui toutes le ramenaient à Elora, son œil allait de droite à gauche, s’attardant là sur une empoignade entre deux marins, ici sur un rire franc, là encore sur un palan qui s’élevait pour transborder des caisses, un rat qui filait, l’amarrage d’une barcasse de pêcheurs, le déchargement des filets. Un cul-de-jatte installé sur une petite carriole qui se poussait de ses mains sur les pavés. Un vieillard édenté qui pissait au-dessus du flot tranquille, vers le soleil qui déclinait.
Bouba le rejoignit alors que l’astre se posait sur l’horizon tel un fruit coupé de moitié.
— Tu as traîné en chemin, le gronda-t-il en voyant sa bouche dégouliner encore de jus.
Pris de remords, le petit singe fit coulisser ses longs bras sur son visage pour s’essuyer.
Khalil les retira pour les passer autour de son cou.
— Allons, viens ! J’ai besoin de bouger.
Il se releva, Bouba sur son épaule, et s’étira.
— Foutredieu ! je suis melu. Et puis j’ai faim aussi. Quoi que tu aies trouvé, tu aurais pu m’en rapporter, souligna-t-il à l’animal qui baissa le nez.
Il le lui pinça, par jeu, se vit repousser la main sur un petit cri de vexation.
— Donne-moi une bonne raison de ne pas me venger…
Pour toute réponse, le petit singe lui grimpa sur le sommet du crâne.
Khalil épousseta son derrière de deux grandes claques, vérifia que la gaine de son premier poignard était toujours solidement attachée à son mollet et la seconde à sa ceinture, sous son gilet, puis ajusta sa besace à son épaule.
— À ton avis, Bouba, par quelle porte commençons-nous ?
La réponse lui vint d’une silhouette décharnée qui écarta le battant de la bâtisse de gauche. Juste une silhouette baignée de l’ombre des remparts qui surplombaient la jetée. Il sentit tout son être se nouer. Instinctivement, il lui tourna le dos, le cœur tambourinant dans ses veines. Ne pas rester sur son chemin, lui hurla sa raison, redonnant de l’allant à ses jambes molles. Il revint près des fûts, les contourna pour s’y plaquer, de dos.
Il demeura là un long moment sans bouger, dans l’angoisse qu’elle surgisse devant lui. Rien ne vint, sinon une nuit illuminée d’étoiles scintillantes au-dessus de leurs têtes. Bouba recommença à s’agiter. Il l’attira à lui.
— Tu l’as senti toi aussi, n’est-ce pas ?
Le petit singe hocha la tête.
— Elle est partie, tu crois ?
Un nouveau hochement. Khalil se dégagea de sa cache, enveloppa les alentours d’un œil craintif. Une autre vie s’animait lentement sur les quais. D’elle, aucune trace.
— Que ferait Elora, selon toi ?
Le petit singe tendit le doigt vers l’ancienne taverne. Khalil tordit la bouche.
— Évidemment…
Il se mit à siffler pour se donner du courage et avança vers la façade obscure.
*
Il s’attendait à pousser la porte sans difficulté. Elle résista. De la sentir bouclée, un instant il se demanda s’il n’avait pas rêvé cette apparition malfaisante. Il hésita à la forcer. Si la créature revenait sur ses pas et la trouvait défoncée…
Il recula.
— Après toi, Bouba, murmura-t-il en désignant une des trois fenêtres, la plus proche du contrefort rocheux, dont un des volets manquait.
Le petit singe se précipita dans le vide pour se raccrocher à l’angle de la façade. Lui tournant le dos, Khalil observa une ultime fois les alentours. Par chance, les quais se vidaient au profit des bouges. Entre l’ancienne taverne dont l’enseigne pendait au bout d’une chaîne usée et la première habitation, un pan entier de roche formait une courbure naturelle qui les masquait. À croire qu’on avait enclavé la bâtisse dans le roc pour qu’elle s’y fonde.
Personne ne le remarquerait.
Un bruit de carreau brisé au-dessus de sa tête. Khalil ne s’en étonna pas. Bouba avait une propension naturelle à la ruse. Il pénétrait toujours où il le décidait.
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