Terra incognita
Complices. Fort bien, s’en accommoda Hélène. Si Luirieux tombait, là, avant leurs épousailles et devant ce parterre, on songerait davantage à la plaindre qu’à la juger. Quant à Enguerrand, sa notoriété ne ferait pas un instant douter des raisons qu’il donnerait. Elle n’en vit qu’une pour sa part. Avant qu’il ne quitte la région dix ans plus tôt, Enguerrand et elle s’étaient beaucoup rapprochés. S’il se battait pour elle ce jourd’hui, c’était qu’il la voulait encore. Et Luirieux le savait. Jacques de Sassenage annonçait-il leurs proches fiançailles dans cette lettre que le prévôt avait refusé de lui donner ?
Malgré sa pâleur, le sourire confiant de Sidonie revint la conforter.
Lors, Hélène repoussa l’évêque. Son devenir allait se jouer et elle n’en voulait rien rater.
Un silence glacial emplit l’église qu’un grand nombre d’invités des premières rangées quittait. Les notables voulaient bien festoyer, pas succomber sous un coup mal porté.
Chargés d’une même haine, les deux hommes se firent face à la croisée du transept, solidement campés sur leurs jambes fléchies.
Enguerrand avait compris que Luirieux avait refusé le secours de ses hommes, parce qu’il escomptait vaincre. Si Enguerrand prenait le dessus, tous s’élanceraient pour se saisir de lui. Il n’avait d’autre choix que frapper vite. Mortellement de surcroît.
Ensuite, il s’expliquerait.
— Tu n’étais pas invité, Sassenage, grinça Luirieux en renforçant sa poigne autour du pommeau.
— Toi non plus, à Héliopolis…
Luirieux eut un sourire mauvais. Il ne le laisserait pas ressortir ici, devant tous, cette vieille histoire.
Il se jeta de l’avant.
Les aciers s’entrechoquèrent sous la voûte d’ogive.
Durant quelques minutes, les coups se succédèrent avec une telle violence que personne ne put juger qui des deux hommes avait l’avantage. Ils s’échinaient l’un contre l’autre, attaque, parade, de face, de revers, tantôt s’accroupissant, tantôt bondissant, bousculant une chaire, intercalant un banc, faisant reculer l’assistance entre la peur et l’intérêt, les murs latéraux et le fond de l’église.
Lentement mais sûrement, Enguerrand voyait se resserrer autour de lui le cercle des soldats. Il leva l’épaule, para à l’horizontale et à hauteur du front le coup que Luirieux venait de porter en réponse aux siens. Accrocha son regard, sa grimace. Le nargua, haut et fort.
— Elle non plus, tu ne l’auras pas.
Puis se fendit vers l’avant. Luirieux ne fut pas assez rapide cette fois pour empêcher la lame d’abîmer l’extérieur de son épaule et d’emporter un morceau du pourpoint. Déjà le chevalier revenait à la charge, ragaillardi par son toucher. Il piqua de nouveau, cette fois à l’intérieur, ragea d’avoir buté sur une côte quand il visait le cœur.
Qu’importe. Il avait affaibli la main qui serrait l’épée. La sentit trembler. Vit le regard fulminer.
— À moi la garde ! hurla Luirieux en gravissant les marches, le chevalier sur les talons.
Pour Enguerrand, c’était maintenant ou jamais.
22
Il le savait, dans quelques secondes – le temps qu’il fallait à la soldatesque pour les rejoindre – Enguerrand serait vaincu par le nombre.
Le jeune homme s’enragea de plus belle, endiablé par la présence d’Hélène à moins d’une toise. Affaibli, Luirieux se retrancha derrière deux de ses hommes. Les autres, aussitôt, renforcèrent le rempart.
— Tu es fait ! Rends-toi ! semonça le prévôt.
— Plutôt mourir, cracha Enguerrand en réponse.
Il arracha son poignard, et, dans un hurlement de rage, comme au temps où il s’élançait à l’abordage, il entama le bloc humain. Il toqua à droite, pointa devant, cisailla à gauche. Mais, sitôt qu’il ouvrait une brèche, elle était comblée. Luirieux avait rejoint Hélène près de la porte d’une des chapelles latérales, prêt, si besoin était, à s’y engouffrer. Enguerrand comprit : on le laissait gagner du terrain pour mieux l’isoler et lui offrir une mise à mort discrète au fond de l’abside.
Sa seule chance d’atteindre encore le prévôt était de rebrousser chemin, de sortir de l’église et, sous le prétexte de fuir, de le prendre à revers. Il fit volte-face, écarta un jouvenceau boutonneux d’une pique au poignet, pour se retrouver aussitôt face à deux autres, plus âgés et mieux aguerris au
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