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Terra incognita

Terra incognita

Titel: Terra incognita Kostenlos Bücher Online Lesen
Autoren: Mireille Calmel
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l’autre affirmant le poignard sous sa gorge.
    Petit Pierre n’avait pas vu les archers se mettre en position dès qu’ils avaient accroché la cible parfaite qu’offrait La Malice sous sa lanterne. Dans sa petite main, son falot à lui tremblait, mais, de là où il se trouvait, La Malice ne pouvait encore en juger. Trop d’ombre, trop de végétation les masquaient. À l’instant où Petit Pierre jeta le signal, assorti d’une stridulation supplémentaire pour avertir du danger, La Malice venait de lever les bras pour s’étirer, un bâillement en bouche.
    Il ne les avait pas rabaissés. N’était plus resté aux hommes de Luirieux qu’à cueillir Mathieu, qui pas un seul instant n’avait cessé de ronfler.
    *
    Étrange comme les souvenirs peuvent surgir à contre-emploi. Sous son crâne en feu, Mathieu les voyait affluer en marée puissante. Des souvenirs de jeux, de rires. Il se revoyait avec Enguerrand courser Algonde et Fanette jusque dans les bois de Sassenage, les frictionner de chatouilles avant de les jeter dans l’eau claire du torrent, là où il bruissait à peine. Le nez pourtant saturé de poussière, il recaptura l’odeur du pain chaud qu’il défournait auprès de son père pour livrer les cuisines à l’heure du lever. Un goût de lait de poule lui passa sur la langue, assorti du rire bondissant de maître Janisse. Un instant, il lui sembla percevoir sur sa joue le baiser qu’Algonde lui avait donné en échange d’une brioche, leur course éperdue jusqu’au bord du Furon, à quelques coudées de la maison de la sorcière. Il revécut l’instant où il lui avait enfin avoué combien il l’aimait. Il frissonna, retrouvant la caresse de ses doigts lorsque, gourds et innocents encore, ils s’étaient déshabillés et aimés au milieu des rochers.
    Qu’avaient-elles à lui dire ces images, ces sensations si prégnantes qu’il les revivait ? Que les jours heureux balayés d’insouciance ne reviendraient jamais ? Qu’il était trop tard pour tout recommencer ? Heureux oui, il l’avait été, jusqu’à ce que Marthe déboule au château de Sassenage dans le sillage de Sidonie et du baron Jacques, jusqu’à ce qu’Algonde tombe dans le Furon, jusqu’à ce que la chambre maudite de Mélusine soit ouverte, jusqu’à ce que cet épervier maléfique lui arrache l’œil et déchiquette sa main 7 . Heureux oui. En ce temps-là, il n’avait d’autre ambition que d’épouser Algonde, lui donner de beaux enfants et se vouer à son métier de panetier.
    Rien n’avait été comme il l’avait imaginé. Rien n’avait été que du tourment et des larmes. Que de la fureur et des cris.
    Il en avait assez. Assez de cette douleur qui lui vrillait les tempes et les tympans, assez d’aller d’espoir en désillusion, de combat en combat. Le dernier. C’était le dernier qu’il voulait mener. Le dernier.
    S’il survivait à cette chevauchée qui lui brisait le corps et le cœur, il n’aurait pas le cran d’un autre, il le savait. Mais survivrait-il ? Quelque chose enflait dans sa tête, quelque chose qui semblait vouloir aspirer ses souvenirs dans un trou noir, les gommer. Quelque chose d’inconnu qui peu à peu prenait toute la place du présent, l’avachissait sur ce cheval emporté, l’empêchait sous sa pression crânienne de contrôler encore le ballottement.
    Une ultime image s’imprégna sous ce casque. Celle d’Algonde telle qu’elle était devenue, femme serpent dans les eaux sombres. Sa femme. Qui l’attendait désespérément.
    Il n’eut pas le temps de se dire qu’il ne la sauverait pas. Pas non plus Petit Pierre.
    L’amas de souvenirs éclata dans sa tête comme un boulet de canon.
    *
    Lorsque les soldats s’immobilisèrent dans la cour du castel qu’Hélène et Hugues de Luirieux avaient regagné la veille au soir, une pluie diluvienne battait les pavés, empêchant le soleil de percer le plafond de nuages. Délaissant les autres qui obliquaient vers les écuries, Torval sauta à bas devant l’entrée principale du corps de logis. La seconde d’après, il entraînait Petit Pierre derrière lui pour se mettre tous deux à l’abri.
    À l’intérieur, Torval trouva Hugues de Luirieux de méchante humeur, occupé à houspiller un bougre de son escorte devant une cheminée éteinte. Il régnait dans la pièce une désagréable odeur de cendres froides, ravivée par les gouttes qui pleuvaient du conduit. Les traits tirés, le prévôt n’avait pas

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