Terra incognita

noix pour masquer son identité. Des anciens ou des compagnons qui l’avaient vue grandir, personne ne l’avait reconnue, bien trop curieux de cet enfant loup qu’elle tenait en laisse et qui roulait des yeux d’azur hébétés. Personne à l’exception de Gersende et de Janisse qui s’étaient bien gardés d’en rien révéler.
    À peine descendue de carriole, cernée de toutes parts, Algonde avait donné aux habitants du castel les mêmes réponses qu’au prévôt, avant de tendre à sa mère, l’intendante du lieu, la lettre de recommandation qu’Hugues de Luirieux lui avait remise. Le bref garantissait le couvert et l’hébergement pour elle et son protégé. Les tempéraments s’étaient alors échauffés. Certains préconisaient de placer Constantin, renommé Le Galoup, dans le chenil. D’autres, chez les domestiques, dont le logement, accolé au mur d’une des tours-portières, faisait face à la chapelle d’où l’abbé Vincent était sorti avec fracas.
    La voix du prêtre portait haut et fort, et, depuis le temps qu’il officiait en cette communauté, on craignait son courroux autant qu’on espérait son pardon. Réconciliant les opposants, il avait affirmé qu’il se prononcerait lui-même sur la nature du Galoup, mais que, jusque-là, dame Gersende était seule habilitée à trancher, puisque la créature ne présentait aucun danger.
    Dès le lendemain il entendait la confession d’Algonde quant à son séjour dans le Furon, jurait silence en la pressant affectueusement sur son cœur et déclarait humain Le Galoup afin que nul ne songe à le diaboliser. Constantin et Algonde se virent donc attribuer l’ancienne chambre maudite tout en haut du donjon et l’abbé Vincent put, chaque après-midi, jouer aux échecs avec Constantin dont l’intelligence supérieure ne cessait de le fasciner.
    En ce 10 juin de l’année 1495, soit deux semaines après leur départ de Romans, Algonde attendait toujours l’arrivée d’Hélène.
    Elle ne pouvait rien d’autre.
    L’ours qu’elle avait présenté en même temps que Constantin était en réalité la fée Présine, transmutable à volonté. Sitôt leur exhibition faite, et Hélène repartie aux côtés de son époux, Présine avait repris son apparence de vieille femme et s’en était allée proposer son savoir de guérison à la Bâtie. Depuis, Algonde avait été soulagée par la lettre qu’avait reçue Gersende. Enguerrand se remettait de ses blessures. Il ruminait sa colère contre le prévôt et ne démordait pas de l’idée de vengeance. Rassuré quant à la duperie d’Algonde, il attendait d’être suffisamment solide pour se rendre à l’invitation forcée de son ennemi.
    Pour le reste, des rumeurs battaient campagne, que rien ne venait infirmer ou confirmer. Certaines prétendaient que les compères du chevalier avaient été saisis, d’autres qu’ils couraient encore.
    Algonde ne parvenait à chasser de sa mémoire et de son cœur le visage farouche de Mathieu dévalant le parvis de l’église collégiale avec ses compagnons, à l’instant même où elle arrivait sur la place. Il ne l’avait pas remarquée, tout à sa fuite. Et quand bien même. Il ne l’avait pas reconnue dans le Furon, qu’aurait-il pu en être sous ce déguisement d’homme ? Une chose était certaine. Ce jourd’hui comme hier, elle l’aimait. De toute son âme. De tout son être.
    Lors, de se retrouver ici où leur histoire avait commencé, la nostalgie la tenait d’une vie de simplicité, comme celle des enfants qu’ils avaient été. Insouciants et libres. Complices et prédestinés.
    *
    — Tu ne devrais pas t’exposer si longuement…
    Un soupir au cœur, elle s’écarta de la croisée et la referma, le visage empli du soleil qu’elle avait bravé. Constantin, qui venait de l’arracher à sa contemplation, avait raison. Elle avait recouvré la totalité de sa vision, mais devait rester prudente, ainsi que Présine le lui avait conseillé. Une nouvelle brûlure risquait de la laisser définitivement dans l’obscurité.
    En quelques pas, elle le rejoignit, s’installa face à lui sur le tapis d’Orient qui recouvrait le parquet entre le lit à baldaquin et la cheminée, froide. Un copeau de bois s’envola pour rejoindre les autres sur les cuisses du Galoup. Algonde s’attarda sur le coustel qu’il maniait avec précision autour d’un petit bloc de châtaignier. Peu à peu, la forme prenait.
    — Une autre créature…,