Terra incognita
indice permettant de l’affirmer lorsqu’ils y retournèrent pour rendre dignité au tombeau profané.
*
Au petit jour, tandis qu’Elora et Nycola négociaient une felouque pour remonter le Nil plus loin dans les terres, Mounia s’avança parmi les ruines, héla quelques habitants puis se dirigea vers une jeune mère, occupée à allaiter un nourrisson à l’ombre d’un temple. Dix ans plus tôt, sa famille avait aidé à enterrer les corps après le massacre. Deux femmes et deux hommes. Le troisième, d’allure jeune, c’était elle qui l’avait soigné. Il était resté longtemps au village, pleurant tantôt sur la tombe des siens, tantôt dans le palais. Puis il s’en était allé.
— Deux femmes, tu as bien dit deux femmes ? Il n’y en avait qu’une, ma mère, lorsque j’ai été emmenée, s’étonna Mounia, bouleversée.
— Non, deux. C’est mon frère qui les a trouvées. Ta mère sans doute et une autre d’ici, poignardée près de l’entrée.
La fille la regarda avec compassion.
— Tu es Mounia, n’est-ce pas ?
Elle hocha la tête. La fille lui tapota l’avant-bras.
— Je suis désolée, mais il parlait mal notre langue et on ignorait le nom de l’autre. Deux hommes. Deux femmes. C’est tout ce qu’on savait.
Mounia la remercia. Elle avait obtenu les réponses qu’elle souhaitait. Elle se leva pour rejoindre Khalil qui, un peu plus loin, entouré d’une flopée d’enfants en guenilles, gardait leurs dromadaires.
La voix chargée de regrets de la fille la rattrapa :
— Il faut que tu saches…
Mounia se retourna, le cœur battant.
— … Il n’a pas voulu que je le console. Il t’aimait.
Le regard de Mounia tomba sur l’enfant à son sein. Elle revint sur ses pas, détacha la bourse que la Khanoum lui avait donnée et la posa à côté d’eux, sur une pierre.
— Je ne veux pas de ta pitié, lui assena la fille, l’œil fier.
— Ce n’en est pas, crois-moi. Bien au contraire ! Je n’étais plus rien hier. Ce jourd’hui je renais, grâce à toi et à l’amour que tu lui as porté. Élève ton fils comme s’il avait été le sien. En mémoire de ceux qui sont tombés.
La fille hocha la tête, troublée, et Mounia reprit sa route, Khalil à ses côtés.
Elle avait enfin le cœur en paix.
37
Piqué sur la colline des Côtes, au pied des montagnes, le château de Sassenage était aussi austère ce jourd’hui qu’au moment de sa construction quelques siècles plus tôt.
Depuis le sommet du donjon carré, à la fenêtre de cette chambre longtemps interdite d’accès, le regard d’Algonde engloba cette contrée qui l’avait vue naître.
Passé le pont-levis que protégeaient les deux tours d’un corps de garde, un chemin allait sur quelques toises avant de se diviser pour gagner d’un côté le moulin, de l’autre le village, avec son pont qui enjambait la rivière. Au-delà, sur la route de Grenoble, la toiture de la métairie formait un rectangle régulier au milieu des châtaigniers. Algonde suivit un instant le cheminement des navires sur l’Isère, avant de baisser les yeux, comme elle le faisait, hier encore, pour se repaître de Mathieu qui passait en dessous, dans la cour intérieure.
La paneterie était toujours là, à droite, dans le prolongement du logis de ses maîtres, réchauffée des ardeurs des fourneaux. Mais, en place du sifflement joyeux de Mathieu, c’était la voix grave de son cadet qui s’élevait en chanson, désormais. Leur père s’était éteint deux ans plus tôt, d’une toux purulente, dans les parfums de cuisson sur lesquels il avait jalousement veillé tout au long de sa vie. On avait craint la malemort qui cernait Grenoble, mais il n’y avait pas eu d’autres cas et le cœur du castel avait continué de battre au rythme bien réglé du quotidien. Oscillant entre ses joies et ses peines.
Bien qu’il gardât encore un œil sur son affaire, Jeannot, le maréchal-ferrant, avait lui aussi passé la main à son aîné. Le cadet s’était employé à Grenoble ; quant à la mère, elle reprisait toujours les braies des hommes du castel, l’esprit vide depuis la disparition de Fanette. Algonde n’avait pas eu le courage de leur révéler la vérité en arrivant. Mieux valait qu’ils croient leur fille avalée par le Furon. Inutile d’entacher son souvenir du sang qu’elle avait versé.
Algonde portait un autre habit, un autre visage, foncé, comme les cheveux coupés court, au brou de
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