Terra incognita
Bien sûr, maman n’a rien su de tout cela…
Sa voix était tombée au fil de son récit, alourdie de sommeil. Nycola ne renchérit pas. Il éprouvait une sincère affection pour cette femme qui, à aucun moment, n’avait essayé de lui ravir l’amour de Khalil. Tout au contraire s’était nouée entre eux trois une complicité précieuse qui semblait grandir de jour en jour.
Mounia n’avait plus rien de commun avec cet être décharné, épuisé de souffrance qu’il avait rencontré à Istanbul. Elle était redevenue celle qu’il avait aperçue au balcon du palais de Topkapi, son fils nouveau-né dans les bras, juste avant qu’il n’entende l’eunuque parler de l’assassinat de Khalil.
Il se sentit heureux, soudain, qu’elle soit là.
— Tu ne veux pas chanter ? Juste un peu…, demanda-t-elle.
Alors, pour lui plaire, il laissa sa voix monter, douce et rassurante jusqu’au plafond. N’était-il pas le gardien de ce lieu ?
Qu’importait, au fond, qu’il ne sache jamais pourquoi.
42
Face à cet être sans âge, figé dans son tombeau, Elora n’eut aucun doute.
Son cœur s’étrangla de tristesse.
— Va, il t’attend, lui murmura Khalil en reculant d’un pas pour la détacher de lui.
Elora s’avança lentement dans le sanctuaire.
Merlin avait tout prévu.
Depuis la pureté de son cœur jusqu’à cette cathédrale de glace qui, réchauffée d’amour, s’était mise à fondre en une pluie douce. Par côtés, des rigoles évacuaient l’eau de la pièce.
Toute l’eau.
À l’exception des larmes qui glissaient sur les joues d’Elora.
Oui, il avait tout prévu.
Sauf, sans doute, qu’elle arriverait trop tard.
Qu’elle ne le sauverait pas.
C’était une chose de ranimer un enfant dont le souffle à peine coupé vibrait toujours des sursauts de son âme. Khalil était chaud encore lorsqu’elle s’y risqua 10 . Mais là. Là c’était un géant, d’une toise et demie au moins. Elle tendit la main, caressa la joue rongée de barbe blanche, figée dans sa raideur mortuaire.
Le gel avait préservé son apparence, mais tout en lui était froid. Depuis trop de temps déjà.
Elle tomba à genoux à côté de lui, secoua la tête dans un geste d’impuissance, des sanglots dans la voix.
— Pardonne-moi, je ne peux pas, Merlin !…
Poussé par une main invisible, Khalil pénétra à son tour dans le sanctuaire. Il n’était pas venu là par hasard, avec elle, criait en lui une voix inconnue.
Il se souvint du récit de sa mère à propos de sa conception, de cette sensation d’absolu qui l’avait nouée aux bras d’Enguerrand sous le ballet effrayant de l’âme des Géants, en Sardaigne. Ni l’un ni l’autre n’avaient compris ce qui s’était produit cette nuit-là dans le nuraghe, mais, lorsque le silence était revenu autour d’eux, Mounia le portait, lui, Khalil, forte de la certitude que les Anciens s’étaient glissés en lui.
À cet instant, pour la première fois de son existence, le petit Bohémien ressentit leur présence en sa mémoire. Comme Elora possédait le souvenir des faits et gestes de son arrière-grand-père, lui retrouvait celui des Géants de Sardaigne.
Et, dans ces souvenirs, il y avait le benben, posé sur un djed de même nature que celui contre lequel Merlin s’était endormi.
Il pressa avec délicatesse l’épaule d’Elora.
— Merlin ne t’a pas guidée jusqu’à lui pour que tu le pleures.
Saisie par la fermeté et le timbre inhabituel de sa voix, elle leva vers lui des yeux détrempés. Pour aussitôt s’émerveiller. Mouvante, passant du blanc le plus pur au bleu le plus limpide, une nuée auréolait le crâne de Khalil.
Les Anciens, ils ont pris le contrôle, songea Elora.
Elle passa sa manche sur son visage.
— Qu’attends-tu de moi ? demanda-t-elle en se redressant, de nouveau confiante.
— Deviens la source.
Elora fronça les sourcils. Quelle source ? Et soudain elle comprit. Elle portait en elle le flux énergétique des Hautes Terres. Elle devait utiliser le benben sous lequel reposait Merlin pour concentrer sa lumière et, ainsi, en augmenter la puissance.
Elle contourna la structure, s’accroupit devant le pilier djed et s’agrippa à sa base, juste au-dessous des cinq anneaux qui le barraient horizontalement. La lumière grandit le long du pilier, zébra d’éclairs les anneaux. Les deux bras de métal qui maintenaient le benben sur le socle achevèrent alors de se dégeler dans un
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